• LE MODE DANS LES SUBORDONNEES CIRCONSTANCIELLES

     

    I-. Les catégories de compléments circonstanciels:

     

    1. Le moyen:

    Le complément circonstanciel de moyen désigne, comme son nom l'indique, le moyen (ou l'instrument) employé pour accomplir l'action. Il est introduit le plus souvent par avec, sans, à, de, au moyen de, à l'aide de...
    Exemple: Elle coupe sa viande avec un couteau.

    2. L'accompagnement:

    Le complément circonstanciel d'accompagnement indique avec qui, ou sans qui, s'accomplit l'action. Il est introduit par les prépositions avec, sans, ou par la locution prépositive en compagnie de.
    Exemple: Ils se sont mis à table avec les invités, mais sans lui.

    3. La manière:

    Le complément circonstanciel de manière indique de quelle manière s'accomplit l'action.
    Il peut être:
      un groupe nominal, ou un pronom, introduit par les prépositions avec, sans, à, de, en... : Tout le monde observait le nouvel arrivant avec curiosité.
      un adverbe: Les badauds suivent attentivement les explications du camelot.
      un verbe à l'infinitif: Ce chauffard conduit sans respecter le code de la roue.
      un verbe au gérondif: Le journaliste parle en chantonnant.
      une proposition principale: Il conduit, ses mains se crispant sur le volant.

    4. Le lieu:

    Le complément circonstanciel de lieu permet de situer l'action dans l'espace.
    Il peut être:
      un groupe nominal, ou un pronom, introduit le plus souvent par une préposition: à, de, chez, dans, en, le long de, à côté de... : Les élèves jouent dans la cour et sortent de l'école...
      un adverbe: Les enfants jouent dehors.
      une proposition relative sans antécédent: Va où tu veux.

    5. Le temps:

    5.1. L'emploi des compléments circonstanciels de temps dans la phrase simple:

      Dans la phrase simple, les compléments circonstanciels de temps, comme leur nom l'indique, servent à situer l'action dans le temps (durée, date, etc.). Ils sont, le plus souvent, supprimables et déplaçables.
    Exemple: Il n'a rien mangé pendant trois jours.
      Le complément circonstanciel de temps peut être:

    un groupe nominal introduit ou non par une préposition: Les hiboux dorment le jour. Je l'ai vu depuis trois jours.
    un verbe à l'infinitif, introduit par une préposition. Le sujet de l'infinitif doit être le même que celui du verbe principal: Après l'avoir vu, j'ai compris = Après que je l'ai vu, j'ai compris.
    un adverbe: Revenez bientôt!
    un gérondif. Gérondif et verbe de la principale doivent avoir le même sujet: Il a ramassé des champignons en se promenant dans le bois. 

    5.2. L'emploi des compléments circonstanciels de temps dans la phrase complexe:

      Elles sont introduites par des conjonctions et locutions conjonctives variées et peuvent exprimer la simultanéité, l'antériorité ou la postériorité d'une action par rapport à celle de la principale.
    Exemple: Personne n'écoutait pendant qu'il parlait. On allumera le feu avant qu'il ne vienne. Tout le monde l'applaudira après qu'elle aura récité son poème.
      Lorsque plusieurs propositions subordonnées sont juxtaposées ou coordonnées, la conjonction peut être reprise par que.
    Exemple: Quand tu seras prêt et que tu m'appelleras, je descendrai.

    5.3. L'emploi du mode dans la subordonnée circonstancielle de temps:

      Le verbe de la subordonnée est à l'indicatif ou au conditionnel, lorsque celle-ci est introduite par quand, lorsque, pendant que, tandis que, au moment où, depuis que, aussitôt que, après que, une fois que...
    Exemple: Les escargots sortent quand il pleut. Le capitaine dormait au moment où le feu se serait déclaré.
      Le verbe de la subordonnée est au subjonctif, lorsque celle-ci est introduite par avant que, en attendant que, jusqu'à ce que...
    Exemple: Les chasseurs partent avant qu'il ne fasse jour.

      L'idée du temps peut être exprimée par d'autres procédés que le groupe ou la proposition subordonnée compléments circonstanciels.
    Le sens des mots: La fraîcheur matinale succède à la chaleur de la nuit.
    L'organisation de la phrase: Elle est là, il est heureux (simultanéité). Il saute, puis tombe.
    Le temps des verbes: Je le ferai si tu veux.
    Les périphrases verbales: Le spectacle va reprendre, l'entrance vient de se terminer. 

    6. La cause:

    6.1. L'emploi des compléments circonstanciels de cause dans la phrase simple:

    Le complément circonstanciel de cause peut être:
    un groupe nominal introduit par une préposition (ou une locution prépositive):à, pour, de, par, à cause de, faute de, grâce à, etc. : Il a été puni pour bavardage.
    un verbe à l'infinitif introduit par une préposition (ou une locution prépositive): faute de, à, de, etc. : Faute de savoir le résultat, je me suis rendu ridicule.
    un verbe au gérondif: En voyant la pluie, nous ne sommes pas sortis. 

    6.2. L'emploi des compléments circonstanciels de cause dans la phrase complexe:

    On distingue:
      Les propositions circonstancielles de cause. Elles sont introduites par les conjonctions comme, parce que, puisque, sous prétexte que, d'autant (plus) que, ... et sont à l'indicatif (ou au conditionnel).
    Exemple: Le directeur est absent parce qu'il aurait la varicelle.
    Lorsque deux propositions subordonnées circonstancielles de cause sont coordonnées, la conjonction est très souvent reprise par que.
    Exemple: Il n'a pas su faire l'exercice, d'autant qu'il n'avait pas appris la leçon et qu'il n'avait pas beaucoup cherché.
    Lorsque la cause est niée, le verbe est au subjonctif.
    Exemple: Il ne viendra pas. Non qu'il n'en ait pas envie, mais il sera à l'étranger.
    La cause peut être mise en relief au moyen de la tournure si... c'est que.
    Exemple: S'il ne vient pas, c'est qu'il en est empêché.
      Les propositions participiales.
    Exemple: La pluie étant tombée pendant trois jours, nous sommes rentrés.

    7. La conséquence:

    7.1. L'emploi des compléments circonstanciels de conséquence dans la phrase simple:
    Seul le verbe à l'infinitif, introduit par les prépositions (ou locutions prépositives): à, pour, au point de, de manière à, ... peut être complément circonstanciel de conséquence.
    Exemple: Pierre est assez adroit pour réussir le montage.
    Ces compléments sont toujours placés après le verbe conjugué.

    7.2. L'emploi des compléments circonstanciels de conséquence dans la phrase complexe:
    Les propositions subordonnées circonstancielles de conséquence sont toujours placées après la principale, et présentent deux types de constructions.
      La conséquence n'est pas liée à un degré d'intensité:
    Les propositions subordonnées sont introduites par les conjonctions de sorte que, si bien que, au point que, de façon que...
    Exemple: L'incendie a pris dans la scierie de sorte qu'on a dû évacuer les maisons environnantes.
      La conséquence liée à un degré d'intensité:
    portant sur le verbe: Les propositions subordonnées sont introduites par les conjonctions tant, tellement, à un (tel) point + que, ou trop, assez + pour que.
    Exemple: Il souffre tant qu'il fait peine à voir.
    portant sur un adjectif ou un adverbe: Les propositions subordonnées sont introduites par les conjonctions si, tant, tellement + adjectif ou adverbe + pour que, ou assez, trop + adjectif ou adverbe + pour que...
    Exemple: La mer est trop grosse pour qu'on sorte le bateau. 

    7.3. L'emploi du mode dans la subordonnée circonstancielle de conséquence:

      L'indicatif ou le conditionnel après les conjonctions de sorte que, si bien que, tant que, tellement que, si ... que, tant ... que, etc.
    Exemple: Elle explique tellement que tout le monde doit (devrait) comprendre.
      Le subjonctif après les conjonctions pour que, assez ... pour que, et, pour les propositions subordonnées liées à un degré d'intensité, lorsque la proposition principale est négative.
    Exemple: Il suffit qu'elle arrive pour que tout le monde se taise.

    8. Le but:

    8.1. L'emploi des compléments circonstanciels de but dans la phrase simple:

      Le complément circonstanciel de but, introduit par les prépositions (ou locutions prépositives) pour, en vue de, de peur de, de crainte de... peut être:
    un groupe nominal: Le texte a été remanié en vue d'une édition ultérieure.
    un verbe à l'infinitif: Il crie afin de se faire entendre.
      Après les verbes de mouvement, l'infinitif complément circonstanciel de but peut se construire directement. Il n'est alors jamais déplaçable.
    Exemple: Il court pour attraper son train >>> Il court attraper son train.

    8.2. L'emploi des compléments circonstanciels de but dans la phrase complexe:
    Les propositions subordonnées de but sont toujours au subjonctif.
    Les locutions conjonctives servant à introduire une subordonnée complément circonstanciel de but peuvent être: pour que, afin que, de crainte que, de peur que....
    Exemple: Il marche sur la pointe des pieds de peur qu'on ne l'entende.

    9. La condition:

    9.1. L'emploi des compléments circonstanciels de condition dans la phrase simple:

    Le complément circonstanciel de condition peut être:
    un groupe nominal introduit par la locution prépositive en cas de...
    Exemple: En cas d'échec, je recommencerai.
    un verbe à l'infinitif introduit par les prépositions (ou locutions prépositives): à, à condition de...
    Exemple: Il ne pourrait tous les loger, à moins de changer d'appartement.
    un verbe au gérondif: En partant plus tôt, vous éviteriez la chaleur.

    9.2. L'emploi des compléments circonstanciels de condition dans la phrase complexe:

    9.2.1. Les propositions subordonnées circonstancielles introduites par si:

      Si + présent ou passé composé
    La condition est tout à fait réalisable. Le verbe de la principale est à l'indicatif.
    Exemple: Si vous tournez à gauche, vous apercevrez l'hôtel de ville.
      Si + imparfait
    La condition n'est pas impossible à réaliser dans un avenir proche: c'est le potentiel.
    Exemple: Si je gagnais le tournoi de tennis, mon père m'offrirait une raquette neuve.
    La condition est irréalisable: c'est l'irréel du présent.
    Exemple: Si j'étais le champion du monde, je vivrais aux Etats-Unis.
    Dans les deux cas, le verbe de la principale est au conditionnel présent.
      Si + plus-que-parfait
    La condition ne s'est pas réalisée: c'est l'irréel du passé. Le verbe de la principale est au conditionnel passé.
    Exemple: Si la banque nous avait accordé un prêt, nous aurions pu changer d'appartement.  

    9.2.2. Les autres propositions subordonnées circonstancielles:

    Elles sont introduites par d'autres conjonctions (ou locutions conjonctives) de subordination que si.
      Le verbe est à l'indicatif, si la subordonnée de condition est introduite par suivant que...
    Exemple: Selon qu'il trouvera ou non du travail, il cherchera un appartement.
      Le verbe est au conditionnel, si la subordonnée de condition est introduite par au cas où...
    Exemple: Au cas où il téléphonerait, demande-lui de rappeler.
      Le verbe est au subjonctif, si la subordonnée de condition est introduite par que, pourvu que...
    Exemple: Il dînera avec nous, à moins qu'il (ne) soit retardé.

    10. L'opposition:

    10.1. L'emploi des compléments circonstanciels d'opposition dans la phrase simple:
    Le complément circonstanciel d'opposition peut être:
    un groupe nominal introduit par les prépositions (ou locutions prépositives) sans, excepté, malgré, en dépit de, avec...
    Exemple: Malgré son visage ingrat, il a beaucoup de charme.
    un verbe à l'infinitif introduit par les prépositions (ou locutions prépositives) sans, loin de, au lieu de... Le sujet du verbe à l'infinitif doit être le même que celui de la principale.
    Exemple: Au lieu de s'arrêter, le train traversa la gare à grande vitesse.
    un verbe au gérondif précédé de tout.
    Exemple: Tout en conduisant prudemment, il a manqué le virage.
    un verbe au participe présent, introduit par une conjonction.
    Exemple: Bien que marchant difficilement, elle est montée au troisième étage.
    un adjectif introduit par une conjonction.
    Exemple: Bien que prudent, il n'a pas attaché sa ceinture. 

    10.2. L'emploi des compléments circonstanciels d'opposition dans la phrase complexe:

    10.2.1. Propositions subordonnées circonstancielles d'opposition non liées à un degré d'intensité:

      Introduites par les locutions conjonctives pendant que, tandis que, alors que..., elles sont le plus souvent à l'indicatif.
    Exemple: Il joue, tandis que tu lis.
      Introduites par la locution conjonctive quand bien même..., elles sont au conditionnel.
    Exemple: Quand bien même il pleuvrait, tu jouerais dehors.
      Introduites par même si, elles sont à l'indicatif.
    Exemple: Même s'il pleuvait, tu jouerais dehors.
      Introduites par les locutions conjonctives bien que, quoique, sans que, loin que..., elles sont au subjonctif.
    Exemple: Bien qu'il pleuve, tu joues dehors.

    10.2.2. Propositions subordonnées circonstancielles d'opposition liées à un degré d'intensité:

      L'intensité porte sur un nom.
    Introduites par les locutions conjonctives quelque + nom + que ou quel que + nom, elles sont au subjonctif.
    Exemple: Quelques conseils qu'on lui donne, il ne les suit jamais.
    Quelque et quel, toujours suivis d'un nom, sont adjectifs indéfinis et s'accordent avec ce nom.
      L'intensité porte sur un adjectif ou un adverbe.
    Introduites par les locutions conjonctives si, quelque, pour + adjectif ou adverbe + que, elles sont au subjonctif.
    Exemple: Si maladroitement qu'il parlât anglais, il se faisait comprendre.
    Introduites par tout + adjectif ou adverbe + que, elles sont à l'indicatif.
    Exemple: Tout adroites qu'elles étaient, elles n'ont pu faire le montage.
    Quelque et tout, suivis d'un adjectif ou d'un adverbe, sont adverbes et restent donc invariables.
      L'intensité est exprimée par un pronom relatif sans antécédent.
    Introduites par qui que, quoi que, ou que..., elles sont au subjonctif.
    Exemple: Qui que ce soit  qui vienne, dites que je ne suis pas là.

    Voir: L'orthographe: Quelque(s), quel(s) que, quelle(s) que.

     

    11. La comparaison:

    11.1. L'emploi des compléments circonstanciels de comparaison dans la phrase simple:
    11.1.1. Les compléments circonstanciels de comparaison:

    Ce sont des groupes nominaux introduits:
    par les locutions prépositives à la façon de, à la manière de, contrairement à, auprès de...
    Exemple: Auprès de son père, il a les cheveux noirs.
    par l'adjectif tel qui, en principe, s'accorde avec le deuxième terme de la comparaison, mais très fréquemment aussi avec le premier (contrairement à tel que..., qui s'accorde toujours avec le nom qui précède).
    Exemple: Sa voix claqua tel(le) un fouet.
    par les conjonctions comme, ainsi que, de même que...(des conjonctions, car ces compléments sont, en réalité, le résultat de l'ellipse d'une proposition subordonnée).
    Exemple: De même que sa grand-mère (portait la coiffe), elle porte une coiffe. 

    11.1.2. Les compléments du comparatif et du superlatif:
    Ces compléments sont liés à un degré de signification de l'adjectif, de l'adverbe ou du nom. Ils correspondent souvent aussi à une proposition subordonnée elliptique et sont annoncés par des locutions variées.

     

     

    Comparatif

    Superlatif

    Adjectif, adverbe

    aussi..., plus..., moins... que
    mieux..., meilleur..., pire... que

    le plus..., le moins... de
    le mieux..., le meilleur, le pire de

    Nom

    autant de..., moins de..., plus de..., autre..., même... que

    le plus de..., le moins de...

     

    Complément circonstanciel de...

    Indicatif

    Subjonctif

    Conditionnel

    Temps

    après que, jusqu'au moment où, à peine... que, au moment où, pendant que, comme, tandis que, aussitôt que, quand, alors que, depuis que

    avant que, en attendant que, jusqu'à ce que, d'ici que, d'ici à ce que

    jusqu'au moment où

    Cause

    parce que, puisque, sous prétexte que, d'autant plus que, comme, étant donné que, vu que

    non que (suivi d'une autre proposition de cause mais non niée)

    Conséquence

    si bien que, tellement que, de sorte que, au point... que, de manière que, de façon que, tant... que, si... que, à tel point que

    trop pour que, assez pour que

    But

    pour que, afin que, de crainte que, de peur que

     -

    Condition

    suivant que, selon que

    pour que, à supposer que, à moins que, à condition que, en admettant que, pour peu que

    au cas où, dans l'hypothèse où, quand bien même, quand même

    Opposition

    tandis que, pendant que, alors que, tant + adverbe + adjectif + que, tout que

    loin que, bien que, quoique, sans que, si... que, quelque + nom + que, quel que + être +nom

     -

    Comparaison

    comme, de même que, ainsi que, aussi... que, autant... que, tel... que, plus... que, plutôt... que, moins... que

     -

    11.2. L'emploi des compléments circonstanciels de comparaison dans la phrase complexe:
    11.2.1. Les propositions circonstancielles de comparaison:
      Elles sont introduites par les conjonctions comme, ainsi que, tel que, de même que, de la même façon que, comme si. Elles sont à l'indicatif ou au conditionnel.
    Exemple: Ils jouent dans l'eau ainsi que s'ébattent des dauphins.
      Quand la proposition subordonnée est en tête de phrase, la conjonction qui l'introduit peut être reprise par ainsi au début de la principale.
    Exemple: Comme une barque est ballottée par la tempête, ainsi il allait, poussé par la foule. 

    11.2.2. Les propositions subordonnées compléments du comparatif et du superlatif:
      Les propositions subordonnées compléments du comparatif.
    Annoncées par les mêmes termes que les compléments de la phrase simple, elles sont introduites par que. Le verbe de la proposition subordonnée est à l'indicatif ou au conditionnel.
    Exemple: Ce livre était plus intéressant que je ne le pensais.
      Les propositions subordonnées compléments du superlatif.
    Elles sont introduites par les mêmes termes que les compléments de la phrase simple, mais la préposition de est remplacée par un pronom relatif. Le superlatif appelle le subjonctif dans la subordonnée; toutefois l'indicatif s'emploie quand on veut insister sur la réalité du fait.
    Exemple: C'est la plus belle histoire que je connaisse / que je connais.

    12. Autres circonstanciels:

    12.1. Le lieu:

    Les compléments circonstanciels de lieu s'introduisent par l'adverbe de lieu où (d'où, par où, jusqu'où) employé comme conjonction.
    Ces subordonnées peuvent se rattacher aux relatives.
    Ces compléments circonstanciels de lieu ont leur verbe à l'indicatif ou au conditionnel.
    Exemple: Où il y aurait de la gêne, il n'y aurait pas de plaisir.

    12.2. L'addition:

    Les compléments circonstanciels d'addition s'introduisent par outre que et se construisent avec l'indicatif ou le conditionnel selon le sens.
    Exemple: Outre qu'il est trop jeune, il n'a pas le diplôme requis.

    12.3. La restriction:

    Les compléments circonstanciels de restriction s'introduisent par excepté que, sauf que, hormis que, hors que, si ce n'est que, si non que...
    Elles se construisent avec l'indicatif ou le conditionnel selon le sens.
    Exemple: Ils se ressemblent parfaitement, excepté que l'un est un peu plus grand que l'autre.

    12.4. La manière:

    Les compléments circonstanciels de manière s'introduisent par comme, sans que, que... ne...
    Ceux qui sont introduits par comme peuvent se rattacher au complément circonstanciel de comparaison.
    Après comme, la subordonnée se met à l'indicatif ou au conditionnel selon le sens.
    Exemple: J'ai répondu comme vous auriez fait vous-même.
    Après sans que et que... ne, la subordonnée se met au subjonctif.
    Exemple: Vous ne sauriez lui dire deux mots sans qu'il ne vous contredise.

     

    II- Tableau récapitulatif de l'emploi du mode après certaines conjonctions dans les subordonnées circonstancielles:

     

    LES CONNECTEURS LOGIQUES

     

    Définitions :

    Les connecteurs sont des mots qui marquent un rapport de sens entre des propositions, des ensembles de propositions ou entre les phrases d'un texte.

    Ils jouent un rôle clé dans l'organisation du texte : ils en soulignent les articulations.

    Ils marquent les relations établies par le locuteur entre les idées et les événements. 

    Classes de connecteurs logiques :

    Ils appartiennent à différentes classes de mots invariables :

    Adverbes ou locutions adverbiales

    Conjonctions de coordination (mais, ou, et...)

    Conjonctions de subordination

    Valeurs des connecteurs logiques :

    1- Pour introduire une idée, un thème ou une information nouvelle:
    J'utilise  d'abord, ensuite, d'une part...d'autre part, de plus, en outre, par ailleurs, puis, enfin, etc.

    2- Pour indiquer un ordre des arguments dans le discours:
    J'utilise d'une part... d'autre part, premièrement... deuxièmement ... troisièmement, d'abord... ensuite... puis... enfin

    3- Pour préciser ou illustrer une idée
    par un exemple: (idée d'addition ou de renchérissement), j'utilise c'est-à-dire, ainsi, par exemple, notamment, en effet, citons, etc.

    4- Pour apporter des preuves, des justifications:
    (idée de cause), j'utilise car, en effet, parce que, puisque, comme, étant donné que, vu que, etc.

    5- Pour donner les résultats d'un fait:
    (idée de conséquence), j'utilise  donc, c'est pourquoi, par conséquent, ainsi, si bien que, dès lors, d'où, de sorte que, etc.

    6- Pour reconnaître le bien fondé des arguments opposés:
    (idée de concession) , j'utilise  bien sûr, il est vrai que, soit, il est certain que, certes, nul doute que, il n'est pas contestable que, quand, bien même, sans doute, même si, etc.

    7- Pour réfuter l'argument opposé:
    (idée d'opposition), j'utilise mais, or, néanmoins, en revanche, cependant, au contraire, toutefois, quoique, bien que, alors que, pourtant, etc.

    8- Pour résumer ou introduire une conclusion:
    (idée de récapitulation, de reformulation), j'utilise  ainsi, donc, en somme, bref, pour conclure, en résumé, finalement, en un mot, en définitive, en conclusion etc.

     

    d'addition

    Et, de plus, puis, en outre, non seulement ... mais encore, de surcroît, ainsi que, également

    d'alternative

    Ou, soit ... soit, tantôt ... tantôt, ou ... ou, ou bien, seulement ... mais encore, l'un ... l'autre, d'un côté ... de l'autre

    de but

    Afin que, pour que, de peur que, en vue que, de façon à ce que

    de cause

    Car, en effet, effectivement, comme, par, parce que, puisque, attendu que, vu que, étant donné que, grâce à, à cause de, par suite de, eu égard à, en raison de, du fait que, dans la mesure où, sous prétexte que

    de comparaison

    Comme, de même que, ainsi que, autant que, aussi ... que, si ... que, de la même façon que, semblablement, pareillement, plus que, moins que, non moins que, selon que, suivant que, comme si

    de concession

    Malgré, en dépit de, quoique, bien que, alors que, quel que soit, même si, ce n'est pas que, certes, bien sûr, évidemment, il est vrai que, toutefois

    de conclusion

    En conclusion, pour conclure, en guise de conclusion, en somme, bref, ainsi, donc, en résumé, en un mot, par conséquent, finalement, enfin, en définitive

    de condition, de supposition

    Si, au cas où, à condition que, pourvu que, à moins que, en admettant que, pour peu que, à supposer que, en supposant que, dans l'hypothèse où, dans le cas où, probablement, sans doute, apparemment

    de conséquence

    Donc, aussi, partant, alors, ainsi, ainsi donc, par conséquent, si bien que, d'où, en conséquence, conséquemment, par suite, c'est pourquoi, de sorte que, en sorte que, de façon que, de manière que, si bien que, tant et si bien que

    de classification, d'énumération

    D'abord, tout d'abord, de prime abord, en premier lieu, premièrement, en deuxième lieu, en second lieu, deuxièmement, après, ensuite, de plus, quant à, en troisième lieu, puis, en dernier lieu, pour conclure, enfin

    d'explication

    Savoir, à savoir, c'est-à-dire, soit

    d'illustration

    Par exemple, comme ainsi, c'est ainsi que, c'est le cas de, notamment, entre autres, en particulier

    de justification

    Car, c'est-à-dire, en effet, parce que, puisque, en sorte que, ainsi, c'est ainsi que, non seulement ... mais encore, du fait de

    de liaison

    Alors, ainsi, aussi, d'ailleurs, en fait, en effet, de surcroît, de même, également, puis, ensuite, de plus,en outre

    d'opposition

    Mais, cependant, or, en revanche, alors que, pourtant, par contre, tandis que, néanmoins, au contraire, pour sa part, d'un autre côté, en dépit de, malgré, au lieu de, d'une part...d'autre part

    de restriction

    Cependant, toutefois, néanmoins, pourtant, mis à part, ne ... que, en dehors de, hormis, à défaut de, excepté, sauf, uniquement, simplement

    de temps

    Quand, lorsque, comme, avant que, après que, alors que, dès lors que, depuis que, tandis que, en même temps que, pendant que, au moment où

     


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  • Le structuralisme

     

    I- Introduction

     

    1)- Origine

    Le structuralisme tire son origine du Cours de linguistique générale (1916) de Ferdinand de SAUSSURE qui envisage d'étudier la langue comme un système dans lequel chacun des éléments n'est définissable que par les relations d'équivalence ou d'opposition qu'il entretient avec les autres. Cet ensemble de relations forme la structure.

    2)- Définition

    Dans les années 1950, les analyses de LEVI-STRAUSS des systèmes de parenté permettent de penser que l'homme, envisagé comme un être pensant, être social, être communiquant avec ses semblables, va pouvoir enfin être un objet de science. Ainsi, pour LEVI-STRAUSS, la structure possède une organisation logique mais implicite, un fondement objectif en deçà de la conscience et de la pensée (structure inconsciente). Par conséquent, le structuralisme vise à mettre en évidence ces structures inconscientes.

    Les principaux auteurs et penseurs structuralistes sont: LEVI-STRAUSS, ALTHUSSER, LACAN, FOUCAULT et DERRIDA.

    3)- Les limites

    Toutefois, l'analyse structuraliste tend à laisser de coté l'histoire de l'homme et à vider l'action humaine de son individualité.

     

    II- La théorie structuraliste

    Pour les structuralistes, les processus sociaux sont issus de structures fondamentales qui demeurent le plus souvent inconscientes. Ainsi, l'organisation sociale génère certaines pratiques et certaines croyances propres aux individus qui en dépendent.

    Cette théorie se base sur une nouvelle science, la linguistique. F. DE SAUSSURE avait révolutionné l'approche du langage en montrant que toute langue constitue un système au sein duquel les signes se combinent et évoluent d'une façon qui s'impose aux acteurs et selon des lois qui leur échappent (ainsi Nicholas TROUBETSKOJ a appliqué cette méthode à l'étude des sons en montrant les lois par lesquelles ils se combinent dans différentes langues).

    Ainsi, s'inspirant de cette méthode, le structuralisme cherche à expliquer un phénomène à partir de la place qu'il occupe dans un système, suivant des lois d'association et de dissociation (supposées immuables). "Si l'activité inconsciente de l'esprit consiste à imposer des formes à un contenu, et si ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés comme l'étude de la fonction symbolique, il faut et il suffit d'atteindre la structure inconsciente, sous jacente à chaque institution et à chaque coutume, pour obtenir un principe d'interprétation valide pour d'autres institutions et d'autres coutumes" (LEVI-STRAUSS).

     

    III- Les différents courants structuralistes

     

    1)- L'anthropologie et l'ethnologie structuraliste

    Le point de départ de cette fusion est les travaux effectués par LEVI-STRAUSS. Se penchant sur les relations de parenté au sein des sociétés dites "primitives", il entreprit de montrer que celles-ci sont régies par des lois d'association et de dissociation comparables à celles régissant les rapports entre les sons au sein d'une langue. Par exemple, les structures élémentaires de la parenté ont pour fonction de déterminer quels conjoints sont interdits et de prescrire la catégorie d'individus à épouser selon les trois types de relations de parenté toujours données dans la société humaine: consanguinité, alliance, filiation; cela fait ainsi apparaître la signification profonde de la prohibition de l'inceste comme condition primordiale de l'échange (travaux liés à la psychanalyse freudienne: interdiction de l'inceste, et à celle de JUNG: archétype de la trinité). En renonçant à la consanguinité, l'homme s'astreint à pratiquer des échanges (dont la femme est le plus important) avec autrui. Ainsi, pour les structuralistes, les types d'arrangements matrimoniaux fixent les limites entre lesquelles jouent les choses individuelles, les considérations sociales et économiques inconscientes (Ils fixent la limite de tous les échanges).

     

    2)- Un structuralisme lié à la philosophie et aux "sciences humaines"

     

    Le structuralisme est lié à la philosophie et aux sciences humaines (psychanalyse, sociologie) mais on ne peut pas réellement parler de philosophie structuraliste ou de structuralisme philosophique (le structuralisme s'englobant, suivant les différents courants, dans la plupart des sciences, qui s'alimentent aussi dans les théories structuralistes). Ainsi, on peut parler de différents structuralismes, un structuralisme lié aux théories marxistes sur les structures économiques et sociales dégagées par le Capital, mise en place par Louis ALTHUSSER. Pour lui la structure économique, constituée par l'ensemble des rapports de production (rapports sociaux), est déterminée par la théorie de la praxis, de la pratique collective. (La praxis étant la relation dialectique entre l'homme et la nature et l'homme et l'environnement social, relation par laquelle l'homme en transformant la nature par son travail ou en transformant l'environnement social par son travail se transforme lui-même). Ainsi, l'homme en général, transformant son environnement naturel et social par son travail, détermine la structure économique. Jacques LACAN, lui, fonde un structuralisme imprégné de psychanalyse freudienne. Pour lui, l'inconscient est structuré comme un langage. Il rejette, ou tout du moins critique, l'autonomie du sujet dans la vie sociale. L'individu n'a que très peu de rôle dans la constitution de la structure économique (terme marxiste), celle-ci est comme prédéterminée inconsciemment (inconscient collectif). La société impose donc à l'individu un certain environnement social et non le contraire. D'autres auteurs, comme Michel FOUCAULT, partagent cette conception (Pour lui, le structuralisme annonce l'effacement du sujet et le point d'aboutissement ultime des sciences humaines). Jacques DERRIDA se fonde, quant à lui, sur un structuralisme basé non plus que sur l'étude du langage pour expliquer les structures inconscientes sociales mais aussi sur l'étude de l'écriture, inaugurant ainsi le poststructuralisme.

     

    IV- Conclusion

     

    Ainsi, l'apogée de ce courant fut des années1950 aux années 1970. Le structuralisme roue

    ses recherches à trouver les structures sociales inconscientes qui régissent l'humanité en affirmant que celles-ci sont organisées logiquement. Ainsi, le structuralisme implique une mathématisation du réel, et l'organisation des structures est étudiée de manière rigoureuse, à l'aide des mathématiques modernes. Malgré la différence entre les divers courants structuralistes, ceux-ci ont influencés les sciences humaines d'aujourd'hui et notamment la sociologie. Ainsi, Pierre BOURDIEU invente la notion d'habitus, qui correspond à une capacité acquise socialement par un individu et qui lui permet d'avoir la réaction immédiate et appropriée à un environnement. Ainsi, lorsque l'habitus est acquis, tout semble naturel à un individu ce qui lui permet d'effectuer les choix correctes, c'est-à-dire ceux conformes à son ethos (la culture de son groupe). L'habitus s'apparente à une partie de la structure sociale, inconsciente à l'individu et déterminé par les échanges entre les individus.

    Objections:

    Cependant, le structuralisme se limite à une analyse synchronique des institutions pour en dégager la structure et le sens. Les structuralistes étudient donc la structure à un moment donné de l'histoire car ils considèrent cette structure comme inchangeable. Ainsi, l'évolution de l'homme et des sociétés à travers l'histoire est mise de coté. De plus, le structuralisme enlève toute individualité, toute action individuelle sur la détermination de la structure sociale. Au contraire, pour eux, l'individu et les échanges entre individus sont déterminés par la structure sociale, sorte d'inconscient collectif. Cela semble être vrai, mais partiellement seulement. Car il est vrai que la conscience humaine propre à chaque individu est déterminée par les rapports de production eux-mêmes déterminés par la structure sociale. Toutefois, d'un point de vue historique, ce principe empêche toute évolution, toute transformation de la société. C'est le cas dans certaines sociétés primitives où la conscience humaine n'émerge de l'inconscient que sous une forme collective issue de la structure inconsciente. Cependant, dans des sociétés en évolution, l'homme transforme les rapports sociaux et économiques au fil du temps. Certains expliquent cela par la praxis, mais cette théorie n'explique pas le pourquoi de ces transformations. Elles sont dues à l'émergence de la conscience individuelle qui donne une liberté à l'individu par rapport à la structure inconsciente et collective. Philosophiquement, la conscience individuelle est sans doute liée à la conscience de l'individu d'être pour soi, c'est-à-dire à la conscience d'exister et donc de mourir. Cela entraîne une recherche personnelle du bonheur à travers les passions qui expriment la volonté de puissance c'est-à-dire la volonté de bonheur absolu. Ainsi, l'erreur du structuralisme est de vider de toute action humaine et de toute historicité l'analyse de la structure. Car si tout au long de l'histoire, la conscience individuelle a transformé (par le praxis) les rapports de production alors que ceux-ci sont déterminés par la structure sociale inconsciente, c'est que celle-ci a aussi évolué et n'est donc pas immuable (bien que son fondement premier, appelé en psychanalyse l'inconscient collectif, reste sans doute immuables, d'autres couches viennent sans doute s'y superposer au cours de l'histoire ou au cours d'une vie humaine).

     

    Claude Lévi-Strauss

    1908 -

    Anthropologue français

    Influencé par les réflexions du linguiste Roman Jakobson, Lévi-Strauss transpose les méthodes « structuralistes » d'analyse des phénomènes à l'anthropologie, comme outil de recherche pour une grammaire universelle de la mythologie. Fondateur de l'anthropologie structurale, il fonde aussi le laboratoire d'anthropologie sociale. Derrière la variété des cultures, il existe une unité psychique de l'humanité. Le missionnaire jésuite n'était pas supérieur au sauvage Bororo qu'il venait convertir au Christ et à la modernité. Pour comprendre quelque chose à l'homme, il ne faut pas se limiter à s'observer soi-même à la manière du philosophe qui pratique l'introspection. Il ne suffit pas non plus de se limiter à une période, à la manière de l'historien. Il est au contraire indispensable de brûler ses vaisseaux, de partir à la rencontre de ceux qui semblent le plus éloigné possible de nous-mêmes, afin de chercher ce qui, dans la nature humaine, est constant et fondamental. Ce qui manquait à l'anthropologie jusque dans les années cinquante, estime Lévi-Strauss, c'était une théorie, un système, un instrument pour comprendre ce que l'on voyait. « Toutes les sciences, affirme-t-il, ne fonctionnent que sur la base de théories explicatives ». Ainsi, en sociologie, Marx, le premier, a montré que pour interpréter la réalité sociale, il fallait sortir de la perception immédiate et la voir à travers un système. Ce que Marx a fait pour la sociologie, Lévi-Strauss le fera pour l'anthropologie : Le structuralisme est une lunette pour déchiffrer les civilisations.

    L'un des véritables fondateurs du structuralisme, rappelle Lévi-Strauss est Roman Jakobson. Ce linguiste russe a démontré comment, « dans la quantité illimitée des sons que la voix peut émettre, chaque langue en sélectionne un petit nombre formant un système et qui, par la façon dont ils s'opposent entre eux, servent à différencier les significations ». Pour Roman Jakobson, chaque langue est donc une variation à partir d'une structure. Or, de son côté, en comparant les relations de parenté chez les primitifs et leurs mythes, Lévi-Strauss avait observé qu'il retombait toujours sur les mêmes problèmes de base. Il en conclut que, derrière la variété des cultures, il existe une unité psychique de l'humanité. Les civilisations ne font que combiner des éléments de base communs à toute l'humanité. Les hommes ne font que combiner un nombre limité de conduites possibles. À la manière dont nous jouons avec un kaléidoscope les figures sont nombreuses, mais elles ne font que déplacer des structures de base, toujours les mêmes. Voilà pourquoi on constate parfois, dans des civilisations éloignées, des ressemblances troublantes : ce n'est pas nécessairement parce que ces civilisations ont communiqué entre elles. Par exemple, on retrouve dans l'Antiquité classique, en Extrême-Orient, en Amérique, le même mythe d'un couple de nains en guerre contre des oiseaux aquatiques. A-t-il été inventé plusieurs fois? C'est peu probable ; ou bien on se l'est emprunté, ou bien l'esprit humain a travaillé ici et là de la même façon. Les mythes et les règles de la vie sociale sont le matériau de base dans lequel Lévi-Strauss détecte les « invariants structurels ». Exemple? La prohibition de l'inceste. Dans toutes les sociétés, cet interdit, en contraignant au mariage hors de la famille, assure le passage de l'homme « biologique » à l'homme en société. Voilà le type même de la structure invariante. L'avantage de l'observation des primitifs, c'est que leur société étant plus simple et plus petite, une analyse globale se heurte à moins d'obstacles. Il n'y a pas de civilisation « primitive » ni de civilisation « évoluée » ; il n'y a que des réponses différentes à des problèmes fondamentaux et identiques. Non seulement les « sauvages » pensent, mais la « pensée sauvage » n'est pas inférieure à la nôtre, et elle est fort complexe ; simplement, elle ne fonctionne pas comme la nôtre. « La pensée occidentale, dit Lévi-Strauss, est déterminée par l'intelligible : nous évacuons nos sensations pour manipuler des concepts. À l'inverse, la pensée sauvage calcule, non pas avec des données abstraites, mais avec l'enseignement de l'expérience sensible : odeurs, textures, couleurs ». Dans les deux cas, l'homme s'emploie à déchiffrer l'Univers, et la pensée sauvage, à sa manière, y parvient aussi bien que la pensée moderne. Ce qui distingue « l'homme civilisé » du « primitif », c'est l'attitude devant l'Histoire, dit Lévi-Strauss. Les primitifs n'aiment pas l'Histoire, ils désirent ne pas en avoir ; ils se veulent primitifs plus qu'ils ne le sont véritablement. En fait, bien des événements ont bousculé les sociétés sauvages - guerre et paix, règnes et révolutions -, mais elles préfèrent en effacer les traces. Ces sociétés préfèrent se voir immuables, telles qu'elles se croient créées par les dieux. Chez nous autres « modernes », à l'inverse, l'Histoire est un objet de vénération. C'est par l'idée que nous nous faisons de notre histoire que nous cherchons à comprendre le passé, le présent et à orienter l'avenir. L'Histoire est, selon Lévi-Strauss, le dernier mythe des sociétés « modernes ». Nous arrangeons l'Histoire à la manière dont les primitifs arrangent les mythes : une manipulation arbitraire pour inventer une vision globale de l'Univers. La découverte du Nouveau Monde et le colonialisme furent un désastre humain, « le crime des crimes ». Mais, dit Lévi-Strauss, nous ne sommes pas pour autant coupables de ce qu'a fait Christophe Colomb ou de ce qu'ont fait nos grands-parents. Aussi, juge-t-il absurde et mal orientée la culpabilité des intellectuels européens qui pleurent sur le Tiers-Monde. « Les dirigeants actuels du Tiers-monde sont au moins aussi responsables de la destruction des cultures dites 'arriérées' qui subsistaient chez eux, que ne l'est l'Occident actuel ». Sa conférence devant l'Unesco en 1971 causa un énorme scandale. Trois observations en furent la cause :

    1. « La génétique moderne, en discréditant la notion de race et en lui substituant celle des stocks génétiques, permettait d'en parler autrement qu'en termes métaphysiques et de comprendre sur quelles données objectives reposaient les distinctions.

    2. Entre les cultures il est normal que, mises en contact sur des territoires contigus ou qui se chevauchent, elles génèrent des réactions d'agressivité. Les « primitifs » le savent bien.

    3. Les cultures sont créatives lorsqu'elles ne s'isolent pas trop, mais il faut qu'elles s'isolent quand même un peu ». Si les cultures ne communiquent pas, elles se sclérosent, mais il ne faut pas non plus qu'elles communiquent trop vite, afin de se donner le temps d'assimiler ce qu'elles empruntent au dehors. « Aujourd'hui (1989), dit Lévi-Strauss, le Japon me paraît l'un des seuls pays à atteindre cet optimum : il absorbe beaucoup de l'extérieur et refuse beaucoup ». Mes origines juives ne m'ont jamais tourmenté, ni le judaïsme  comme religion. Je me sens plus proche de l'animisme, en particulier du shintoïsme des Japonais ».

     

    [1] Extrait de Les vrais penseurs de notre temps de Guy Sorman, Fayard © 1989.

     


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  • Roland Barthes
    Essais critiques
    (1964)


    © R.Barthes, 1964

    Source: R.Barthes. Essais critiques. Paris: Seuil, 1991. 288 p.

    OCR & Spellcheck: SK, Aerius (ae-lib.org.ua), 2004


     

    AVANT-PROPOS

    1971

    Les Essais critiques datent de 1964 (et de toute manière, certains des articles qui entrent dans ce recueil remontent jusqu'à 1954). Je suis en 1971. Il est donc fatal de se poser ici la question du temps (le « temps », c'est la forme timide, étouffée, de l'Histoire, pour autant que nous n'en comprenions pas le sens).

    On le sait, depuis quelques années, un mouvement de recherche, de combat aussi, s'est développé en France autour de la notion de signe, de sa description et de son procès ; qu'on appelle ce mouvement sémiologie, structuralisme, sémanalyse ou analyse textuelle, peu importe : de toute manière, personne n'est content de ces mots, les uns parce qu'ils n'y voient qu'une mode, les autres un usage trop étendu et corrompu; pour ma part, je garderai le mot de « sémiologie », sans esprit de particularité et pour dénoter commodément l'ensemble d'un travail théorique varié. Or si j'avais à faire une brève revue de la sémiologie française, je n'essaierais pas de lui trouver une borne originaire ; fidèle à une recommandation de Lucien Febvre (dans un article sur la périodisation en Histoire), je lui chercherais plutôt un repère central, d'où le mouvement puisse sembler irradier avant et après. Pour la sémiologie, cette date est 1966; on peut dire que, tout au moins au niveau parisien, il y eut cette année-là un grand brassage, et probablement décisif, des thèmes les plus aigus de la recherche : cette mutation est bien figurée par l'apparition (en 1966) de la jeune revue les Cahiers pour l'Analyse, où l'on trouve présents le thème sémiologique, le thème lacanien et le thème althussérien; sont alors posés les problèmes sérieux dont nous débattons encore : la jonction du marxisme et de la psychanalyse, le rapport nouveau du sujet parlant et de l'histoire, la substitution théorique et polémique du texte à l'œuvre. C'est bien à ce moment-là que s'accomplit une première diffraction du projet sémiologique, un procès de la notion de signe, qu'en ses [7] débuts ce projet prenait un peu trop naïvement à son compte : procès marqué dès 1967 par les livres de Derrida, l'action de Tel Quel, le travail de Julia Kristeva.

    Antérieurs à ce coude, les Essais critiques appartiennent donc à la montée de la sémiologie. Cela ne veut pas dire, à mon sens, que ce livre doive être consulté d'une façon purement diachronique, c'est-à-dire sensée (en le dotant d'un sens, d'une intelligibilité historique). Tout d'abord, au niveau du livre lui-même, le pluriel est toujours là : tous ces textes sont polysémiques (comme l'était l'auteur en cette période - 1954-1964 - où il était engagé à la fois dans l'analyse littéraire, l'esquisse d'une science sémiologique et la défense de la théorie brechtienne de l'art) et l'assemblage en est rapsodique : dès le départ, aucune volonté de sens général, aucune envie d'assumer un « destin » intellectuel : seulement les éclats d'un travail progressif, souvent obscur à lui-même. Et puis, s'il est une chose, précisément, que le « structuralisme » nous a apprise, c'est que la lecture présente (et future) fait partie du livre passé : on peut espérer que ces textes seront déformés par le regard nouveau que d'autres pourront porter sur eux; que, d'une façon encore plus précise, ils se prêteront à ce que l'on pourrait appeler une collusion de langages; que le langage de la dernière avant-garde pourra leur donner un sens nouveau, qui, de toute façon (par simple vocation plurielle), était déjà le leur; en un mot, qu'ils pourront être pris dans un mouvement de traduction (le signe n'est rien d'autre que traductible). Enfin, quant à l'avenir, il faut se rappeler que le mouvement du temps culturel n'est pas linéaire : certes, des thèmes peuvent tomber définitivement dans le démodé ; mais d'autres, apparemment amortis, peuvent revenir sur la scène des langages : je suis persuadé, que Brecht, par exemple, qui est présent dans ce recueil mais qui semble avoir disparu du champ de l'avant-garde, n'a pas dit son dernier mot : il reviendra, non certes tel que nous l'avons découvert au début des Essais Critiques, mais si je puis dire, en spirale : c'était la belle image de l'Histoire proposée par Vico (reprendre l'Histoire sans la répéter, sans la ressasser), et c'est sous la protection de cette image que je veux placer la nouvelle édition de ce livre.

    R.B.

    Septembre 1971

     

    PREFACE

    En rassemblant ici des textes qui ont paru comme préfaces ou articles depuis environ dix ans, celui qui les a écrits voudrait bien s'expliquer sur le temps et l'existence qui les ont produits, mais il ne le peut : il craint trop que le rétrospectif ne soit jamais qu'une catégorie de la mauvaise foi. Écrire ne peut aller sans se taire; écrire, c'est, d'une certaine façon, se faire « silencieux comme un mort », devenir l'homme à qui est refusée la dernière réplique; écrire, c'est offrir dès le premier moment cette dernière réplique à l'autre.

    La rai son en est que le sens d'une auvre (ou d'un texte) ne peut se faire seul; l'auteur ne produit jamais que des présomptions de sens, des formes, si l'on veut, et c'est le monde qui les remplit. Tous les textes qui sont donnés ici sont comme les maillons d'une chaîne de sens, mais cette chaîne est flottante. Qui pourrait la fixer, lui donner un signifié sûr? Le temps peut-être : rassembler des textes anciens dans un livre nouveau, c'est vouloir interroger le temps, le solliciter de donner sa réponse aux fragments qui viennent du passé; mais le temps est double, temps de l'écriture et temps de la mémoire, et cette duplicité appelle à son tour un sens suivant : le temps lui-même est une forme. Je puis bien parler aujourd'hui le brechtisme ou le nouveau roman (puisque ces mouvements occupent le premier cours de ces Essais) en termes sémantiques (puisque c'est là mon langage actuel) et tenter de justifier ainsi un certain itinéraire de mon époque ou de moi-même, lui donner l'allure d'un destin intelligible, je n'empêcherai jamais que ce langage panoramique ne fuisse être saisi par le mot d'un autre - et cet autre sera peut-être mot-même. Il y a mu circularité infinie des langages : voici un mince segment du cercle.

    Ceci est pour dire que, même si par fonction il parle du langage des autres au point de vouloir apparemment (et parfois abusivement) le conclure, le critique, pas plus que l'écrivain, n'a jamais le dernier mot. Bien plus, ce mutisme final qui forme leur condition commune, c'est lui qui dévoile l'identité véritable du critique : le critique est un écrivain. [9]

    C'est là une prétention d'itrt, non de valeur; le critique ne demande pas qu'on lui concède une « vision » ou un « style », mais seulement qu'on lui reconnaisse le droit à une certaine parole, qui est la parole indirecte.

    Ce qui est donné à qui se relit, ce n'est pas un sens, mais une infidélité, ou plutôt : le sens d'une infidélité. Ce sens, il faut toujours y revenir, c'est que l'écriture n'est jamais qu'un langage, un système formel (quelque vérité qui l'anime) ; à un certain moment (qui est peut-être celui de nos crises profondes, sans autre rapport avec ce que nous disons que d'en changer le rythme), ce langage peut toujours être parlé par un autre langage; écrire (tout au long du temps), c'est chercher à découvert le plus grand langage, celui qui est la forme de tous les autres. L'écrivain est un expérimentateur public : il varie ce qu'il recommence; obstiné et infidèle, il ne connaît qu'un art : celui du thème et des variations. Aux variations, les combats, les valeurs, les idéologies, le temps, l'avidité de vivre, de connaître, de participer, de parler, bref les contenus; mais au thème l'obstination des formes, la grande fonction signifiante de l'imaginaire, c'est-à-dire l'intelligence même du monde. Seulement, à l'opposé de ce qui se passe en musique, chacune des variations de l'écrivain est prise elle-même pour un thème solide, dont le sens serait immédiat et définitif. Cette méprise n'est pas légère, elle constitue la littérature même, et plus précisément ce dialogue infini de la critique et de l'oeuvre, qui fait que le temps littéraire est à la fois le temps des auteurs qui avancent et le temps de la critique qui les reprend, moins pour donner un sens à l'oeuvre énigmatique que pour détruire ceux dont elle est tout de suite et à jamais encombrée.

    Il y a peut-être une autre raison à l'infidélité de l'écrivain : c'est que l'écriture est une activité; du point de vue de celui qui écrit, elle s'épuise dans une suite d'opérations pratiques ; le temps de l'écrivain est un temps opératoire, et non un temps historique, il n'a qu'un rapport ambigu avec le temps évolutif des idées, dont il ne partage pas le mouvement. Le temps de l'écriture est en effet un temps défectif : écrire, c'est ou bien projeter ou bien terminer, mais jamais « exprimer »/ entre le commencement et la fin, il manque un maillon, qui pourrait cependant passer pour essentiel, celui de l'oeuvre elle-même; on écrit peut-être moins pour matérialiser une idée que pour épuiser une tâche qui porte en elle son propre bonheur. Il y a une sorte de vocation de l'écriture à la liquidation; et bien que le monde lui renvoie toujours son oeuvre comme un objet immobile, muni une foi s pour [10] tontes d'un sens stable, l'écrivain là même ne peut la vivre comme une fondation, mais plutôt comme un abandon nécessaire : le présent de l'écriture est déjà dupasse, son passé de l'antérieur très lointain; c'est pourtant au moment où il s'en détache « dogmatiquement » (par un refus d'hériter, a"être fidèle), que le monde demande à l'écrivain de soutenir la responsabilité de son oeuvre; car la moral» sociale exige de lui une fidélité aux contenus, alors qu'il ne connaît qu'une fidélité aux formes : ce qui le tient (à ses propres jeux) n'est pas ce qu'il a écrit, mais la décision, obstinée, de l'écrire.

    Le texte matériel (le Livre) peut donc avoir, du point de vue de qui l'a écrit, un caractère inessentiel, et même dans une certaine mesure, inauthentique. Aussi voit-on souvent les oeuvre s, par une ruse fondamentale, n'être jamais que leur propre projet : l'ouvre s'écrit en cherchant l'oeuvre, et c'est lorsqu'elle commence fictivement qu'elle est terminée pratiquement. N'est-ce pas le sens du Temps Perdu que de présenter l'image d'un livre qui s'écrit tout seul en cherchant le livre ? Par une rétorsion illogique du temps, l'oeuvre matérielle écrite par Proust occupe ainsi dans l'activité du Narrateur une place bizarrement intermédiaire, située entre une velléité (je veux écrire) et une décision (je vais écrire). C'est que le temps de l'écrivain n'est pas un temps diachronique, mais un temps épique; sans présent et sans passé, il est tout entier livré à un emportement, dont le but, s'il pouvait être connu, paraîtrait aussi irréel au-<yeux du monde que l'étaient les romans de chevalerie aux yeux des contemporains de don Quichotte. C'est pourquoi aussi ce temps actif de l'écriture se développe très en delà de ce qu'on appelle communément un itinéraire (don Quichotte n'en avait pas, lui qui, pourtant, poursuivait toujours la mime chose). Seul, en effet, l'homme épique, l'homme de la maison et des voyages, de l'amour et des amours, peut nous représenter une infidélité aussi fidèle.

    Un ami vient de perdre quelqu'un qu'il aime et je veux lui dire ma compassion. Je me mets alors à lui écrire spontanément une lettre. Cependant les mots que je trouve ne me satisfont pas : ce sont des « phrases » : je fais des « phrases » avec le plus aimant de moi-même; je me dis alors que le message que je veux faire parvenir à cet ami, et qui est ma compassion [11] même, pourrait en somme se réduire à un simple mot : Condoléances. Cependant la fin même de la communication s'y oppose, car et serait là un message froid, et par conséquent inversé, puisque ce que je veux communiquer, c'est la chaleur même de ma compassion. J'en conclus que pour redresser mon message (c'est-à-dire en somme pour qu'il soit exact), il faut non seulement que je le varie, mais encore que cette variation soit originale et comme inventée.

    On reconnaîtra dans cette suite fatale de contraintes la littérature elle-même (que mon message final s'efforce d'échapper à la « littérature » n'est qu'une variation ultime, une ruse de la littérature). Comme ma lettre de condoléances, tout écrit ne devient oeuvre que lorsqu'il peut varier, dans certaines conditions, un message premier (qui est peut-être bien, lui aussi : j'aime, je souffre, je compatis). Ces conditions Je variations sont l'être de la littérature (ce que les formalistes russes appelaient la literaturnost, la « littératurité »), et tout comme ma lettre, elles ne peuvent finalement avoir trait qu'à /'originalité du second message. Ainsi, loin d'être une notion critique vulgaire (aujourd'hui inavouable), et à condition de la penser en termes informationnels (comme le langage actuel le permet), cette originalité est au contraire le fondement même de la littérature; car c'est seulement en me soumettant à sa loi que j'ai chance de communiquer avec exactitude ce que je veux dire; en littérature comme dans la communication privée, si je veux être le moins « faux », il faut que je sois le plus «. original », ou, si l'on préfère, le plus « indirect ».

    La raison n'en est nullement qu'en étant orignal je me tiendrais au plus près d'une sorte de création inspirée, donnée comme une grâce pour garantir la vérité de ma parole : ce qui est spontané n'est pas forcément authentique. La raison en est que ce message premier qui devrait servir à dire immédiatement ma peine, ce message pur qui voudrait dénoter tout simplement ce qui est en moi, ce message est utopique; le langage des autres (et quel autre langage pourrait-il exister ?) me le renvoie non moins immédiatement décoré, alourdi d'une infinité de messages dont je ne veux pas. Ma parole ne peut sortir que d'une langue : cette vérité saussurienne résonne ici bien au delà de la linguistique; en écrivant simplement condoléances, ma compassion devient indifférence, et le mot m'affiche comme froidement respectueux d'un certain usage; en écrivant dans un roman : longtemps je me suis couché de bonne heure, si simple que soit l'énoncé, l'auteur ne peut empêcher que la place de l'adverbe, l'emploi du Je, l'inauguration mime d'un discours qui va raconter, ou mieux encore [12] réciter une certaine exploration du temps et de l'espace nocturnes, ne développent déjà un message second, qui est une certaine littérature.

    Quiconque veut écrire avec exactitude doit donc se porter aux frontières du langage, et c'est en cela qu'il écrit vraiment pour les autres (car s'il ne se parlait qu'à lui-même, une sorte de nomenclature spontanée de ses sentiments lui suffirait, puisque le sentiment est immédiatement son propre nom). Toute propriété du langage étant impossible, l'écrivain et l'homme privé (quand il écrit) sont condamnés à varier d'emblée leurs messages originels, et puisqu'elle est fatale, à choisir la meilleure connotation, celle dont l'indirect, parfois fort détourné, déforme le moins possible, non pas ce qu'ils veulent dire, mais ce qu'ils veulent faire entendre; l'écrivain (l'ami) est donc un homme pour qui parler, c'est immédiatement écouter sa propre parole; ainsi se constitue une parole reçue (bien qu'elle soit parole créée), qui est la parole même de la littérature. L'écriture est en effet, à tous les niveaux, la parole de l'autre, et l'on peut voir dans ce renversement paradoxal le véritable « don » de l'écrivain; il faut même l'y voir, cette anticipation de la parole étant le seul moment (tris fragile) où l'écrivain (comme l'ami compatissant) peut faire comprendre qu'il regarde vers l'autre; car aucun message direct ne peut ensuite communiquer que l'on compatit, sauf à retomber dans les signes de la compassion : seule la forme permet d'échapper à la dérision des sentiments, parce qu'elle est la technique mime qui a pour fin de comprendre et de dominer le théâtre du langage.

    L'originalité est donc le prix dont il faut payer l'espoir d'être accueilli (et non pas seulement compris) de qui vous lit. C'est là me communication de luxe, beaucoup de détails étant nécessaires pour dire peu de choses avec exactitude, mais ce luxe est vital, car dès que la communication est affective (c'est la disposition profonde de la littérature), la banalité lui devient la plus lourde des menaces. C'est parce qu'il y a une angoisse de la banalité (angoisse, pour la littérature, de sa propre mort) que la littérature ne cesse de codifier, au gré de son histoire, ses informations secondes (sa connotation) et de les inscrire à l'intérieur de certaines marges de sécurité. Aussi voit-on les écoles et les époques fixer à la communication littéraire une opine surveillée, limitée d'un côté par l'obligation d'un langage et varié » et Je l'autre par la clôture de cette variation, sous forme d'un corps reconnu de figures; cette syne - vitale - s'appelle la rhétorique, dont la double fonction est d'éviter à la littérature de se transformer en siffie de la banalité (si elle était trop directe) et en signe de l'originalité (si elle était trop indirecte). "Les frontières de la rhétorique peuvent s'agrandir ou diminuer, du gongorisme à l'écriture « blanche », mais il est sur que la rhétorique, qui n'est rien d'autre que la technique de l'information exacte, est liée non seulement à toute littérature, mais encore à toute communication des lors qu'elle veut faire entendre à l'autre que nous le reconnaissons : la rhétorique est la dimension amoureuse de l'écriture.

    Ce message originel qu'il faut varier pour le rendre exact n'est jamais que ce qui brûle en nous; il n'y a d'autre signifié premier à l'ouvre littéraire qu'un certain désir : écrire est un mode de l'Eros. Mais ce désir n'a d'abord à sa disposition qu'un langage pauvre et plat ; l'affectivité qui est au fond de toute littérature ne comporte qu'un nombre dérisoirement réduit de fonctions : Je désire, je souffre, je m'indigne, je conteste, j'aime, je veux être aimé, j'ai peur de mourir, c'est avec cela qu'il faut faire une littérature infinie. L,'affectivité est banale, ou, si l'on veut, typique, et ceci commande tout l'être de la littérature; car si le désir d'écrire n'est que la constellation de quelques figures obstinées, il n'est laissé à l'écrivain qu'une activité de variation et de combinaison : il n'y a jamais de créateurs, rien que des combinateurs, et la littérature est semblable au vaisseau Argo : le vaisseau Argo ne comportait - dans sa longue histoire - aucune création, rien que des combinaisons; accolée à une fonction immobile, chaque pièce était cependant infiniment renouvelée, sans que l'ensemble cessât jamais d'être le vaisseau Argo.

    Nul ne peut donc écrire sans prendre parti passionnément (quel que soit le détachement apparent de son message) sur tout ce qui va ou ne va pas dans le monde; les malheurs et les bonheurs humains, ce qu'ils soulèvent en nous, indignations, jugements, acceptations, rêves, désirs, angoisses, tout cela est la matière unique des signes, mais cette puissance qui nous paraît d'abord inexprimable, tant elle est première, cette puissance n'est tout de suite que du nommé. On en revient une fois de plus à la dure loi de la communication humaine : l'originel n'est lui-même que la plus plate des langues, et c'est par excès de pauvreté, non de richesse, que nous parlons d'ineffable. Or c'est avec ce premier langage, ce nommé, ce trop-nommé, que la littérature doit se débattre : la matière première de la littérature n'est pas l'innommable, mais bien au contraire le nommé; ceint qui veut écrire doit savoir qu'il commence un long concubinage avec un langage oui est toujours antérieur. L'écrivain n'a donc nullement à [14] « arracher » un verbe au silence, comme il est dit dans de pieuses hagiographies littéraires, mais à l'inverse, et combien plus difficilement, plus cruellement et moins glorieusement, à détacher une parole seconde de l'engluement des paroles premières que lui fournissent le monde, l'histoire, son existence, bref un intelligible qui lui préexiste, car il vient dans un monde plein de langage, et il n'est aucun réel qui ne soit déjà classé par les hommes : naître n'est rien d'autre que trouver ce code tout fait et devoir s'en accommoder. On entend souvent dire que l'art a pour charge «/'exprimer l'inexprimable : c'est le contraire qu'il faut dire (sans nulle intention de paradoxe) : toute la tâche de l'art est </'inexprimer l'exprimable, d'enlever à la langue du monde, qui est la pauvre et puissante langue des passions, une parole autre, une parole exacte.

    S'il en était autrement, si l'écrivain avait vraiment pour fonction de donner une première voix à quelque chose «/'avant le langage, d'une part il ne pourrait faire parler qu'un infini ressassement, car l'imaginaire est pauvre (il ne s'enrichit que si l'on combine les figures qui le constituent, figures rares et maigres, pour torrentielles qu'elles paraissent à qui les vit), et d'autre part la littérature n'aurait nul besoin de ce qui l'a pourtant toujours fondée : une technique; il ne peut y avoir en effet une technique (un art) de la création, mais seulement de la variation et de l'agencement. Ainsi l'on voit les techniques de la littérature, fort nombreuses au long de l'histoire (bien qu'elles aient été mal recensées) s'employer toutes à distancer le nommable qu'elles sont condamnées à doubler. Ces techniques sont, entre autres : la rhétorique, qui est l'art de varier le banal par recours aux substitutions et aux déplacements de sens; l'agencement, qui permet de donner à un message unique l'étendue d'une infime péripétie (dans un roman, par exemple) ; J'irmif, qui fft Ja farare que /'auftur donne à son propre détachement; le fragment ou, si l'on préfère, la réticence, qui permet de retenir le sens pour mieux le laisser fuser dans des directions ouvertes. Toutes ces techniques, issues de la nécessité, pour l'écrivain, de partir d'un monde et d'un moi que le monde et le moi ont déjà encombrés d'un nom, visent à fonder un langage indirect, c'est-à-dire à la fois obstiné (pourvu d'un but) et détourné (acceptant des stations infiniment variées). C'est là, on l'a vu, une situation épique; mais c'est aussi une situation « orphique » .• non parce qu'Orphée « chante », mais parce que l'écrivain et Orphée sont tous deux frappés d'une mime interdiction, qui fait leur « chant » : l'interdiction de se retourner sur ce qu'ils aiment.

    M-me Verdurin ayant fait remarquer à Brichot qu'il abusait du Je dans sis articles de guerre, l'universitaire change tous ses Je en On, mais « on » n'empêchait pas le lecteur de voir que l'auteur parlait de lui et permit à l'auteur de ne plus cesser de parler de lui... toujours à l'abri du « on ». Grotesque, Brichot est tout de même l'écrivain; toutes les catégories personnelles que celui-ci manie, plus nombreuses que celles de la grammaire, ne sont jamais que des tentatives destinées à donner à sa propre personne le statut d'un signe véritable; le problème, pour l'écrivain, n'est en effet ni d'exprimer ni de masquer son Je (Brichot naïvement n'y arrivait pas et n'en avait d'ailleurs aucune envie), mais de /'abriter, c'est-à-dire à la fois de le prémunir et de le loger. Or c'est en général à cette double nécessité que correspond la fondation d'un code : l'écrivain ne tente jamais rien d'autre que de transformer son Je en fragment de code. Il faut ici, une fois de plus, entrer dans la technique du sens, et la linguistique, uni fois de plus, y aidera.

    Jakobson, reprenant une expression de Peirce, voit dans le Je un symbole indiciel; comme symbole, le Je fait partie d'un code particulier, différent d'une langue à l'autre (Je devient Ego, Ich, ou I, // sait les codes du latin, de l'allemand, de l'anglais) ; comme indice, il renvoie à une situation existentielle, celle du proférant, qui est à la vérité son seul sens, car Je est tout entier, mais aussi n'est rien d'autre que celui qui dit Je. En d'autres termes, Je ne peut être défini lexicalement (sauf à recourir à des expédients tels que « première personne du singulier »), et cependant il participe à un lexique (celui du français, par exemple) ; en lui, le message « chevauche » le code, c'est un shifter, un translateur; de tous les signes, c'est le plus difficile à manier, puisque l'enfant l'acquiert en dernier lieu et que l'aphasique le perd en premier.

    Au degré second, qui est toujours celui de la littérature, l'écrivain, devant Je, est dans la même situation que l'enfant ou l'aphasique, selon qu'il est romancier ou critique. Comme l'enfant qui dit son propre prénom en parlant de lui, le romancier se désigne lui-même à travers une infinité à» troisièmes personnes; mais cette désignation n'est nullement un déguisement, un» projection ou une distance (l'enfant ne se déguise, ne se rêve ni ne s'éloigne) ; c'est au contraire une opération immédiate, menée d'une fafon ouverte, impérieuse (rien de plus clair que les On de Brichot), et [16] dont l'écrivain a besoin pour se parler lui-mêiue à travers un message normal (et non plus « chevauchant »), issu pleinement du code des autres, en sorte qu'écrire, loin de renvoyer à une « expression » de la subjectivité, est au contraire l'acte même qui convertit le symbole indiciel (bâtard) en signe pur. La troisième personne n'est donc pas une ruse de la littérature, c'en est l'acte d'institution préalable à tout autre : écrire, c'est décider de dire II (et le pouvoir). Ceci explique que lorsque l'écrivain dit Je (cela arrive souvent), ce pronom n'a plus rien à voir avec un symbole indiciel, c'est une marque subtilement codée : ce Je-/à n'est rien d'autre qu'un II au second degré, un II retourné (comme le prouverait l'analyse du Je proitstien). Comme l'aphasique, le critique, lui, privé de tout pronom, ne peut plus parler qu'un discours troué; incapable (ou dédaigieux) de transformer le Je en signe, il ne lui reste plus qu'à le taire à travers une sorte de degré %éro de la personne. Le Je du critique n'est donc jamais dans ce qu'il dit, mais dans ce qu'Une dit pas, ou plutôt dans le discontinu même qui marque tout discours critique; peut-être son existence est-elle trop forte pour qu'il la constitue en signe, mais à l'inverse peut-être est-elle aussi trop verbale, trop pénétrée de culture, pour qu'il la laisse à l'état de symbole indiciel. Le critique serait celui qui ne peut produire le II du roman, mais qui ne peut non plus rejeter le Je dans la pure vie privée, c'est-à-dire renoncer à écrire : c'est un aphasique du Je, tandis que le reste de son langage subsiste, intact, marqué cependant par les infinis détours qu'imposé à la parole (comme dans le, cas de l'aphasique) le blocage constant d'un certain signe.

    On pourrait même pousser la comparaison plus loin. Si le romancier, comme l'enfant, décide de codifier son Je sous la forme d'une troisième personne, c'est que ce Je n'a pas encore d'histoire, ou qu'on a décidé de ne pas lui en donner. Tout roman est une aurore, et c'est pour cela qu'il est, semble-t-il, la forme même du vouloir-écrire. Car, de même qu'en parlant de lui à la troisième personne, l'enfant vit ce moment fragile où le langage adulte se présente à lui comme une institution parfaite qu'aucun symbole impur (mi-code, mi-message) ne vient encore corrompre ou inquiéter, de même, c'est pour rencontrer les autres que le Je du romancier vient s'abriter sous le II, c'est-à-dire sous un code plein, dans lequel l'existence ne chevauche pas encore le signe. A l'inverse, dans l'aphasie du critique à l'égard du Je, s'investit une ombre du passé; son Je est trop lourd de temps pour qu'il puisse y renoncer et le donner au code plein d'autrui (faut-il rappeler que le roman proustien n'a été possible qu'une fois le temps levé?); faute de pouvoir abandonner cette face muette du symbole, c'est le symbole M-mtme, dans son entier, que le critique « oublie », tout comm* l'aphasique qui, lui aussi, ne peut détruire son langage que dans la mesure mSaie où ce langage a été. Ainsi, tandis que le romancier est l'homme qui parvient à infantiliser son Je au point de lui faire rejoindre le code adulte des autres, le critique est l'homme qui vieillit le sien, c'est-à-dire l'enferme, le préserve et /'oublie, au point de le soustraire, intact et incommunicable, au code de la littérature.

    Ce qui marque le critique, c'est donc une pratique secrète de l'indirect : pour rester secret, l'indirect doit ici s'abriter sous les figures mêmes du direct, de la transitivité, du discours sur autrui. D'où un langage qui ne peut être reçu comme ambigu, réticent, allusif ou dénégateur. Le critique est comme m logicien qui « remplirait » ses fonctions d'arguments véri-diques et demanderait néanmoins secrètement qu'on prenne bien soin de n'apprécier que la validité de ses équations, non leur vérité, - tout en souhaitant, par une dernière ruse silencieuse, que cette pure validité fonctionne comme le signe mime de son existence.

    Ilj a donc une certaine méprise attachée par structure à l'auvre critique, mais cette méprise ne peut (tre dénoncée dans le langage critique lui-même, car cette dénonciation constituerait une nouvelle forme directe, c'est-à-dire un masque supplémentaire; pour que le cercle s'interrompe, pour que le critique parle de lui avec exactitude, il faudrait qu'il se transforme en romancier, c'est-à-dire substitue au faux direct dont il s'abrite, un indirect déclaré, comme l'est celui de toutes les fictions.

    C'est pourquoi, sans doute, le roman est toujours l'horizon du critique : le critique est celui qui va écrire, et qui, semblable au Narrateur proustien, emplit cette attente d'une ovaire de surcroît, qui se fait en se cherchant et dont la fonction est d'accomplir son projet d'écrire tout en l'éludant. "Le critique est un écrivain, mais un écrivain en sursis; comme l'écrivain, il voudrait bien que l'on croie moins à ce qu'il écrit qu'à la décision qu'il a prise de l'écrire; mais à l'inverse de l'écrivain, il ne peut signet ce souhait : il reste condamné à l'erreur - à la vérité.

    Décembre 1961.

     

     

    LE MONDE-OBJET

    II y a dans les musées de Hollande un peut peintre qui mériterait peut-être la renommée littéraire de Vermeer de Delft. Saenre-dam n'a peint ni des visages ni des objets, mais surtout l'intérieur d'églises vides, réduites au velouté beige et inoffensif d'une glace à la noisette. Ces églises, où l'on ne voit que des pans de bois et de chaux, sont dépeuplées sans recours, et cette négation-là va autrement loin que la dévastation des idoles. Jamais le néant n'a été si sûr. Ce Saenredam aux surfaces sucrées et obstinées, récuse tranquillement le surpeuplement italien des statues, aussi bien que l'horreur du vide professée par les autres peintres hollandais. Saenredam est à peu près un peintre de l'absurde, il a accompli un état privatif du sujet, plus insidieux que les dislocations de la peinture moderne. Peindre avec amour des surfaces insignifiantes et ne peindre que cela, c'est déjà une esthétique très moderne du silence.

    Saenredam est un paradoxe : il fait sentir par antithèse la nature de la peinture hollandaise classique, qui, elle, n'a nettoyé proprement la religion que pour établir à sa place l'homme et son empire des choses. Là où dominait la Vierge et ses escaliers d'anges, l'homme s'installe, les pieds sur les mille objets de la vie quotidienne, entouré triomphalement de ses usages. Le voilà donc au sommet de l'histoire, ne connaissant d'autre destin qu'une appropriation progressive de la matière. Plus de limites à cette humanisation, et surtout pas l'horizon : voyez les grandes marines hollandaises (de Cappelle ou de Van de Venne); les navires craquent de monde ou d'objets, l'eau est un sol, on y marcherait, la mer est entièrement urbanisée. Un vaisseau est-il en danger? c'est tout près d'un rivage couvert d'hommes et de secours, l'humain est ici une vertu du nombre. On dirait que le destin du paysage [19] hollandais, c'est de se noircir d'hommes, c'est de passer d'un infini d'éléments à la plénitude du cadastre humain. Ce canal, ce moulin, ces arbres, ces oiseaux (d'Essaias van de Velde) sont liés par un bac chargé d'hommes; la barque alourdie, grosse de tout son monde, joint les deux rives et ferme ainsi le mouvement des arbres et des eaux par l'intention d'un mobile humain qui repousse ces forces de nature au rang d'objets, et fait de la création un usage. Dans la saison qui se refuse le plus aux hommes, dans l'un de ces hivers farouches dont nous parle seulement l'histoire, Ruysdael dispose tout de même un pont, une maison, un homme cheminant; ce n'est pas encore la première petite pluie chaude du printemps, et pourtant cet homme qui marche, c'est vraiment le grain qui monte, c'est l'homme lui-même, c'est l'homme seul qui germe, têtu, au fond de cette grande nappe bistrée.

    Voilà donc les hommes s'écrivant eux-mêmes sur l'espace, le couvrant aussitôt de gestes familiers, de souvenirs, d'usages et d'intentions. Ils s'y installent au gré d'un sentier, d'un moulin, d'un canal gelé, ils y placent, dès qu'ils peuvent, leurs objets comme dans une chambre; tout en eux tend vers l'habitat et rien d'autre : c'est leur ciel. On a dit (et bien dit) la puissance domiciliaire du bateau hollandais; ferme, bien ponté, concave, ovoïde même, il est plein, et fait surgir le bonheur de cette absence de vide. Voyez la nature morte hollandaise : l'objet n'est jamais seul, et jamais privilégié; il est là, et c'est tout, au milieu de beaucoup d'autres, peint entre deux usages, faisant partie du désordre des mouvements qui l'ont saisi, puis rejeté, en un mot utilité. Des objets, il y en a dans tous les plans, sur les tables, aux murs, par terre : des pots, des pichets renversés, des corbeilles à la débandade, des légumes, du gibier, des jattes, des coquilles d'huîtres, des verres, des berceaux. Tout cela, c'est l'espace de l'homme, il s'y mesure et détermine son humanité à partir du souvenir de ses gestes : son temps est couvert d'usages, il n'y a pas d'autre autorité dans sa vie que celle qu'il imprime à l'inerte en le formant et en le manipulant.

    Cet univers de la fabrication exclut évidemment toute terreur et aussi tout style. Le souci des peintres hollandais, ce n'est pas de débarrasser l'objet de ses qualités pour libérer son essence, [20] mais bien au contraire d'accumuler les vibrations secondes de l'apparence, car il faut incorporer à l'espace humain, des couches d'air, des surfaces, et non des formes ou des idées. La seule issue logique d'une telle peinture, c'est de revêtir la matière d'une sorte de glacis le long de quoi l'homme puisse se mouvoir sans briser la valeur d'usage de l'objet. Des peintres de natures mortes comme van de Velde ou Heda, n'ont eu de cesse d'approcher la qualité la plus superficielle de la matière : la luisance. Huîtres, pulpes de citrons, verres épais contenant un vin sombre, longues pipes en terre blanche, marrons brillants, faïences, coupes en métal bruni, trois grains de raisin, quelle peut être la justification d'un tel assemblage, sinon de lubrifier le regard de l'homme au milieu de son domaine, et de faire glisser sa course quotidienne le long d'objets dont l'énigme est dissoute et qui ne sont plus rien que des surfaces faciles?

    L'ttsage d'un objet ne peut qu'aider à dissiper sa forme capitale et surenchérir au contraire sur ses attributs. D'autres arts, d'autres époques ont pu poursuivre, sous le nom de style, la maigreur essentielle des choses; ici, rien de tel, chaque objet est accompagné de ses adjectifs, la substance est enfouie sous ses mille et mille qualités, l'homme n'affronte jamais l'objet qui lui reste prudemment asservi par tout cela même qu'il est chargé de lui fournir. Qu'ai-je besoin de la forme principielle du citron? Ce qu'il faut à mon humanité toute empirique, c'est un citron dressé-pour l'usage, à demi pelé, à demi coupé, moitié citron, moitié fraîcheur, saisi au moment précieux où il échange le scandale de son ellipse parfaite et inutile, contre la première de ses qualités économiques, ï'astringence. L'objet est toujours ouvert, étalé, accompagné, jusqu'à ce qu'il se soit détruit comme substance close, et monnayé dans toutes les vertus d'usage que l'homme sait faire surgir de la matière têtue. Je vois moins dans les « cuisines » hollandaises (celle de Buelkelaer, par exemple), la complaisance d'un peuple pour son bien-manger (ceci serait plus belge que hollandais; des patriciens comme Ruyter et Tromp ne mangeaient de viande qu'une fois par semaine), qu'une suite d'explications sur l'ustmsilité des» aliments : les unités de la nourriture sont toujours détruites comme natures mortes, et restituées comme moments d'un temps domestique; ici, c'est la verdeur crissante des concombres, Û, [21] c'est la blancheur des volailles plumées, partout l'objet présente à l'homme sa face d'usage, et non sa forme principielle. Autre-ment dit, il n'y a jamais ici un état générique de l'objet, mais seulement des états qualifiés.

    Voilà donc un véritable transfert de l'objet, qui n'a plus d'essence, et se réfugie entièrement dans ses attributs. On ne peut imaginer asservissement plus complet des choses. Toute la ville d'Amsterdam elle-même semble avoir été construite en vue de cet apprivoisement : il y a ici bien peu de matériaux qui ne soient annexés à l'empire des marchandises. Par exemple, des gravats dans un coin de chantier ou sur le bord d'une gare, rien de plus innommable; ce n'est pas un objet, c'est un élément. Voyez à Amsterdam ces mêmes gravats engrillés et chargés sur un chaland, conduits le long des canaux; ce seront des objets aussi bien définis que des fromages, des caisses de sucre, des bonbonnes ou des pousses de sapin. Ajoutez au mouvement de l'eau qui transporte, le plan vertical des maisons qui retiennent, absorbent, entreposent ou restituent la marchandise : tout ce concert de poulies, de courses et de transbordements opère une mobilisation permanente des matériaux les plus informes. Chaque maison, étroite, plate, légèrement penchée comme pour aller au-devant de la marchandise, s'épure brusquement vers le haut : il n'y a plus, dressée contre le ciel, qu'une sorte de bouche mystique, qui est le grenier, comme si tout l'habitat humain n'était que la voie ascendante de l'entre-po sèment, ce grand geste ancestral des animaux et des enfants. La ville étant construite sur l'eau, il n'y a pas de caves, tout est monté au grenier par l'extérieur, l'objet chemine dans tous les horizons, il glisse sur le plan des eaux et sur celui des murs, c'est lui qui étale l'espace.

    Cette mobilité de l'objet suffit presque à le constituer. D'où le pouvoir de définition attaché à tous ces canaux hollandais. Il y a là, de toute évidence, un complexe eau-marchandise; c'est l'eau qui fait l'objet, en lui donnant toutes les nuances d'une mobilité paisible, plane pourrait-on dire, liant des réserves, procédant sans à-coups aux échanges, et faisant de la ville un cadastre de biens agiles. Il faut voir les canaux d'un autre petit peintre, Berckheyde, qui n'a peint à peu près que cette circulation égale de la propriété : tout est pour l'objet voie de procession; tel point [22] de quai est un reposoir de barils, de bois, de bâches; l'homme n'a qu'à basculer ou hisser, l'espace, bonne bête, fait le reste, il éloigne, rapproche, trie les choses, les distribue, les reprend, semble n'avoir d'autre fin que d'accomplir le projet de mouvement de toutes ces choses, séparées de la madère par la pellicule ferme et huilée de l'usage; tous les objets sont ici préparés pour la manipulation, ils ont tous le détachement et la densité des fromages hollandais, ronds, préhensibles, vernissés.

    Cette division est la pointe extrême du concret, et je ne vois qu'une œuvre française qui puisse prétendre égaler son pouvoir énumératif à celui des canaux hollandais, c'est notre Code civil. Voyez la liste des biens meubles et immeubles : « les pigeons des colombiers, les lapins des garennes, les ruches à miel, les poissons des étangs, les pressoirs, chaudières, alambics, les pailles et engrais, les tapisseries, les glaces, les livres et médailles, le linge, les armes, les grains, les vins, les foins », etc. N'est-ce pas exactement l'univers du tableau hollandais ? Il y a, ici comme là, un nominalisme triomphant, qui se suffit à lui-même. Toute définition et toute manipulation de la propriété produisent un art du Catalogue, c'est-à-dire du concret même, divisé, numérable, mobile. Les scènes hollandaises exigent une lecture progressive et complète; il faut commencer par un bord et finir par l'autre, parcourir le tableau à la façon d'un compte, ne pas oublier tel coin, telle marge, tel lointain, où s'inscrit encore un objet nouveau, bien fini, et qui ajoute son unité à cette pesée patiente de la propriété ou de la marchandise.

    S'appliquant aux groupes sociaux les plus bas (aux yeux de l'époque), ce pouvoir énumératif constitue certains hommes en objets. Les paysans de Van Ostade ou les patineurs d'Averkamp n'ont droit qu'à l'existence du nombre, et les scènes qui les rassemblent doivent se lire, non comme un gestuaire pleinement humain, mais plutôt comme le catalogue anecdotique qui divise et aligne, en les variant, les éléments d'une préhumanité; il faut déchiffrer cela comme on lit un rébus. C'est qu'il existe nettement, dans la peinture hollandaise, deux anthropologies, aussi bien séparées que les classes zoologiques de Linné. Par un fait exprès, le mot « classe » sert aux deux notions : il y a la classe patricienne (homopatriàus), et la classe paysanne ('bornapaganicus), et chaque classe rassemble les humains, non seulement de même condition sociale, mais aussi de même morphologie.

    Les paysans de Van Ostade ont des faces avortées, semi-créées, informes; on dirait des créatures inachevées, des ébauches d'hommes, fixées à un stade antérieur de la génétique humaine. Les enfants mêmes n'ont ni âge, ni sexe, on les nomme seulement par leur taille. Comme le singe est séparé de l'homme, le paysan est ici éloigné du bourgeois, dans la mesure même où il est dépourvu des caractères ultimes de l'humanité, ceux de la personne. Cette sous-classe d'hommes n'est jamais saisie frontalement, ce qui supposerait qu'elle dispose au moins d'un regard : ce privilège est réservé au patricien ou au bovidé, l'animal-totem et nourricier de la nation hollandaise Ces paysans n'ont en haut du corps qu'un effort de visage, la face est à peine constituée, le bas est toujours dévoré par une sorte de plongée ou au contraire de détournement; c'est une préhumanité indécise qui déborde l'espace à la façon d'objets doués supplémentairement d'un pouvoir d'ivresse ou d'hilarité.

    Posez en face, maintenant, le jeune patricien, figé dans sa proposition de dieu inactif (notamment ceux de Verspronck). C'est une ultra-personne, pourvue des signes extrêmes de l'humanité. Autant le visage paysan est laissé en deçà de la création, autant le visage patricien est amené au degré ultime de l'identité. Cette classe zoologique de grands bourgeois hollandais possède en propre sa complexion : les cheveux châtains, les yeux bruns, prune plutôt, une carnation saumonée, le nez assez fort, des lèvres un peu rouges et molles, tout un côté d'ombre fragile aux points offerts du visage. Pas ou peu de portraits de femmes, sauf comme régentes d'hospices, comptables d'argent et non de voluptés. La femme n'est donnée que dans son rôle instrumental, comme fonctionnaire de la charité ou gardienne d'une économie domestique. C'est l'homme, et l'homme seul, qui est humain. Aussi toute cette peinture hollandaise, ces natures mortes, ces marines, ces scènes paysannes, ces régentes, se couronnent-elles d'une iconographie purement masculine, dont l'expression obsessionnelle est le Tableau de Corporation.

    Les « Doelen » (les « Corporations ») sont si nombreuses, qu'il faut évidemment flairer ici le mythe. Les Doelen, c'est un peu [24] comme les Vierges italiennes, les éphèbes grecs, les pharaons égyptiens ou les fugues allemandes, un thème classique qui désigne à l'artiste les limites de la nature. Et de même que toutes les vierges, tous les éphèbes, tous les pharaons et toutes les fugues se ressemblent un peu, tous les visages de Doelen sont isomorphes. On a ici, une fois de plus, la preuve que le visage est un signe social, qu'il y a une histoire possible des visages, et que le produit le plus direct de la nature est lui aussi soumis au devenir et à la signification, tout comme les institutions les mieux socialisées.

    Une chose frappe dans les tableaux de corporations : la grosseur des têtes, l'éclairement, la vérité excessive de la face. Le visage devient une sorte de fleur surnourrie, amenée à sa perfection par un forcing savant. Tous ces visages sont traités comme unités d'une même espèce végétale, combinant la ressemblance générique et l'identité de l'individu. Ce sont de grosses fleurs carnées (chez Hais) ou des nébuleuses fauves (chez Rembrandt), mais cette universalité n'a rien à voir avec la neutralité glabre des visages primitifs, entièrement disponibles, prêts à recevoir les signes de l'âme, et non ceux de la personne : douleur, joie, piété et pitié, toute une iconographie désincarnée des passions. La ressemblance des têtes médiévales est d'ordre ontologique, celle des visages de Doelen est d'ordre génésique. Une classe sociale, définie sans ambiguïté par son économie, puisque c'est précisément l'unité de la fonction commerçante qui justifie ces tableaux de corporations, est ici présentée sous son aspect anthropologique, et cet aspect ne tient pas aux caractères secondaires de la physionomie : ce n'est point par leur sérieux ou leur positif que ces tètes se ressemblent, contrairement aux portraits du réalisme socialiste, par exemple, qui unifient la représentation des ouvriers sous un même signe de virilité et de tension (c'est là le procédé d'un art primitif). La matrice du visage humain n'est pas ici d'ordre éthique, elle est d'ordre charnel, elle est faite non d'une communauté d'intentions, mais d'une identité de sang et d'aliments, elle se forme au terme d'une longue sédimentation qui a accumulé à l'intérieur d'une classe tous les caractères de la particularité sociale : âge, carrure, morphologie, rides, vénules identiques, c'est l'ordre même de la biologie qui retire la caste patricienne de la matière usuelle (choses, paysans, paysages) et l'enferme dans son autorité. [25]

    Entièrement identifiés par leur hérédité sociale, ces visages hollandais ne sont engagés dans aucune de ces aventures viscérales qui ravagent les figures et exposent un corps dans son dénuement d'une minute. Qu'ont-ils à faire du temps des passions? Ils ont celui de la biologie; leur chair n'a pas besoin, pour exister, d'attendre ou de supporter l'événement; c'est le sang qui la fait être et s'imposer; la passion serait inutile, elle n'ajouterait rien à l'existence. Voyez l'exception : le David de Rembrandt ne pleure pas, il s'envoile à demi la tête dans un rideau; fermer les paupières, c'est fermer le monde, et il n'y a pas dans toute la peinture hollandaise de scène plus aberrante. C'est qu'ici l'homme est pourvu d'une qualité adjective, il passe de l'être à l'avoir, il rejoint une humanité en proie à autre chose. La peinture préalablement désencadrée - c'est-à-dire observée d'une zone située en deçà de ses règles techniques ou esthétiques, - il n'y a aucune différence entre une pietà larmoyante du xve siècle et tel Lénine combatif de l'imagerie soviétique; car ici comme là, c'est un attribut qui est livré, ce n'est pas une identité. C'est exactement l'inverse du petit cosmos hollandais, où les objets n'existent que par leurs qualités, alors que l'homme, et l'homme seul, possède l'existence toute nue. Monde substantif de l'homme, monde adjectif des choses, tel est l'ordre d'une création vouée au bonheur.

    Qu'est-ce donc qui signale ces hommes au sommet de leur empire ? C'est le numen. On sait que le numen antique était ce simple geste par lequel la divinité signifiait sa décision, disposant de la destinée humaine par une sorte d'infra-langage fait d'une pure démonstration. La toute-puissance ne parle pas (peut-être parce qu'elle ne pense pas), elle se contente du geste, et même d'un demi-geste, d'une intention de geste, vite absorbée dans la sérénité paresseuse du Maître. Le prototype moderne du numen pourrait être cette tension retenue, mêlée de lassitude et de confiance, par laquelle le Dieu de Michel-Ange se sépare d'Adam après l'avoir créé, et d'un geste suspendu lui assigne sa prochaine humanité. Chaque fois que la classe des Maîtres est représentée, elle doit nécessairement exposer son numen, faute de quoi la peinture ne serait pas intelligible. Voyez l'hagiographie impériale : Napoléon y est un personnage purement numineux, irréel par la convention même de son geste. D'abord ce geste existe toujours : l'Empereur [26] n'est jamais saisi à vide; il montre ou signifie ou agit. Mais ce geste n'a rien d'humain; ce n'est pas celui de l'ouvrier, de l'hoaiofaber, dont le mouvement tout usuel va jusqu'au bout de lui-même à la recherche de son propre effet; c'est un geste immobilisé dans le moment le moins stable de sa course; c'est l'idée de la puissance, non son épaisseur, qui est ainsi éternisée. La main qui se lève un peu, ou s'appuie mollement, la suspension même du mouvement, produisent la fantasmagorie d'un pouvoir étranger à l'homme. Le geste crée, il n'accomplit pas, et par conséquent son amorce importe plus que sa course. Voyez la bataille d'Eylau (peinture à désencadrer s'il en fut) : quelle différence de densité entre les gestes excessifs des simples humains, ici criant, là entourant un blessé de deux bras fortement noués, là encore caracolant avec emphase, et l'empâtement cireux de l'Empereur-Dieu, entouré d'un air immobile, levant une main grosse de toutes les significations simultanées, désignant tout et rien, créant d'une mollesse terrible un avenu d'actes inconnus. On peut voir dans ce tableau exemplaire k façon même dont est constitué le numen : il sigpifie le mouvement infini, et en même temps ne l'accomplit pas, éternisant seulement l'idée du pouvoir, et non sa pâte même. C'est un geste embaumé, un geste fixé au plus fragile de sa fatigue, imposant à l'homme qui le contemple et le subit, la plénitude d'une puissance intelligible.

    Naturellement, ces marchands, ces .bourgeois hollandais, assemblés en banquets ou réunis autour d'une table pour faire leurs comptes, cette classe, à k fois zoologique et sociale, n'a pas le numen guerrier. Par quoi donc impose-t-elle son irréalité? par le regard. C'est le regard qui est numen ici, c'est lui qui trouble, intimide et fait de l'homme le terme ultime d'un problème. A^t-on pensé à ce qui arrive quand un portrait vous regarde en face? Sans doute ce n'est pas là une particularité hollandaise. Mais ici, le regard est collectif; ces hommes, ces régentes même, virilisées par l'âge et k fonction, tous ces patriciens posent à plein sur vous leur visage lisse et nu. Ils sont moins réunis pour compter leurs sous - qu'ils ne comptent guère, malgré la table, le registre et le rouleau d'or, - ou pour manger les victuailles - malgré l'abondance, - que pour vous regarder et vous signifier par k une existence et une autorité au-delà desquelles il ne vous est plus possible de remonter. Leur regard, c'est leur preuve et c'est la [27] vôtre. Voyez les drapiers de Rembrandt : l'un même se lève pour mieux vous considérer. Vous passez à l'état de rapport, vous êtes déterminé comme élément d'une humanité vouée à participer à un numm issu enfin de l'homme et non du dieu. Ce regard sans tristesse et sans cruauté, ce regard sans adjectif et qui n'est que pleinement regard, ne vous juge ni ne vous appelle; il vous pose, il vous implique, il vous fait exister. Mais ce geste créateur est sans fin; vous naissez à l'infini, vous êtes soutenu, porté au bout d'un mouvement qui n'est que source et paraît dans un état éternel de suspension. Dieu, l'Empereur avaient le pouvoir de la main, l'homme a le regard. Un regard qui dure, c'est toute l'histoire amenée à la grandeur de son propre mystère.

    C'est parce que le regard des Doelen institue un dernier suspens </em


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    EUGENE DERVAIN : UN AFRICANISTE OU UN NEGRETUDIEN ?

    ETUDE DE « A MA TANTE QUI DECOUVRIS L'AFRIQUE EN 1965 » ET « DUEKOUE » DANS UNE VIE LISSE ET CRUELLE D'EUGENE DERVAIN

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Mini mémoire de Maîtrise

    Option : Poésie et quête de connaissance

     

     

     

     

     

     

    Présenté par :                                                                                                 Séminaire animé :

    Adou Valery Didier Placide                                                                            Dr. Hélène N'GBESSO

    BOUATENIN                                                                                               Maître assistante

     

     

     

     

     

     

    Année universitaire

     2009-2010

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    EUGENE DERVAIN : UN AFRICANISTE OU UN NEGRETUDIEN ?

    ETUDE DE « A MA TANTE QUI DECOUVRIS L'AFRIQUE EN 1965 » ET « DUEKOUE » DANS UNE VIE LISSE ET CRUELLE D'EUGENE DERVAIN

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Mini mémoire de Maîtrise

    Option : Poésie et quête de connaissance

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Année universitaire

     2009-2010

     

     

    SOMMAIRE

     

     

     

    Introduction                                                                                                                            3-4

     

    Partie I : DERVAIN et l'Afrique                                                                                             5

     

    • I- L'image de soi de DERVAIN 6

     

    II-        La vision de DERVAIN de l'Afrique                                                              9

     

    Partie II : DERVAIN et la négritude                                                                                        13

     

    • I- DERVAIN: africaniste ou négritudien? 14

     

    II-        La négritude de DERVAIN                                                                                        18

     

     

     

    Conclusion                                                                                                                             21

     

    Bibliographie                                                                                                                           22

     

     

     

    Tables de matières                                                                                                                 23

     

     

     

     

     

    INTRODUCTION

     

     

     

                « La poésie, exploration du monde et de la vie est comme la science, au cœur de la connaissance [et] la connaissance est l'aboutissement provisoire d'un processus, celui de l'appropriation d'un objet, d'un fait, d'un phénomène, d'une manière de comprendre. Elle est médiatisée par un savoir antérieur qui s'incarne dans différents discours. Par eux transite l'intentionnalité de l'énonciateur, sa tentative de produire, de manipuler, d'organiser, de recevoir et de manifester un savoir »1. Tous les discours possèdent une dimension cognitive, régie selon Barthes par au moins trois forces : mathesis, mimesis, semiosis. C'est-à-dire le savoir, la représentation et la reproduction de sens. La poésie a ceci de particulier qu'elle exerce ces trois forces sur les matériaux discursifs eux-mêmes « parce qu'elle met en scène le langage [..] »2. Le langage, pour beaucoup de théoriciens, est le substitué du discours, et G.E Sarfati d'affirmer que « le discours est le langage mis en action ; la langue assumée par le sujet parlant »3 ou quand l'individu se l'approprie « [il] se tourne en instance de discours »4. Le discours pris comme texte sera l'objet de recherche de plusieurs théoriciens car l'analyse d'un texte, surtout de « la production poétique ne correspond pas forcement aux idées qu'on a sur elle [...]. Mise en scène discursive de l'expérience de la vie, la poésie est inséparable de la connaissance »5. Elle devient alors un outil de la quête de connaissance, le lieu même où se constitue peu à peu cette connaissance qui passe par la recréation du monde par le poète. La poésie, écrivit Novalis, «  met en mouvement le fond de l'âme »6 du poète.

    Acceptant que la connaissance de l'être et du monde peut passer par le faire, par l'acte de l'écriture, et que c'est dans le lyrisme qu'on exprime ses émotions et qu'on saisit l'homme comme l'affirme Hermann Broch: «  Il faut représenter l'homme dans toute sa gamme de

    ses expériences vécues, en allant de ses possibilités physiques et de ses sentiments au domaine moral et métaphysique, d'où un appel immédiat au lyrisme, seul capable  d'en fournir l'expression ». Et  aussi parce qu'  « un poème est, à nos yeux, réalité vivante, et aucune entreprise ne se justifie, qui a pour résultat de désintégrer et de tuer la vie qui l'anime »8, nous avons jugé bon de montrer à travers deux poèmes de UNE VIE LISSE ET CRUELLE qu'Eugène DERVAIN, l'auteur de l'œuvre en question, est soit un africaniste soit un négritudien. UNE VIE LISSE ET CRUELLE9, d'où sont extraits nos deux poèmes intitulés À MA TANTE QUI DECOUVRIS L'AFRIQUE EN 1965 (pp.25-27) et DUEKOUE (pp.31-32), est un recueil de poèmes, édité en 1999 par EDILIS en Côte d'Ivoire, qui traduit la puissance de la parole libérée.

     

     


     

    1-                    Annie BRISSET, la poésie pense : une modalité assomptive de la connaissance.

    2-                    Roland BARTHES, Parole, pp 17,19-20

    3-                    G.E Sarfati, Précis de pragmatique, Paris, NATHAN,

    4-             Emile BENVENISTE

    5-             Cf. note 1

    6-             Idem, Novalis que cite Annie BRISSET

    7-             BROCH Hermann, Genèse du livre, les Irresponsables. Tr. A. Picard, Paris, Gallimard, p.290

    8-             Marcel TOWA, Leopold Sedar Senghor: Negritude ou Servitude? , Yaoundé (Cameroun), Edition CLE, p.9

    9-                    Eugène DERVAIN, UNE VIE LISSE ET CRUELLE, Abidjan, EDILIS, 1999 : œuvre d'où sont extraits nos textes supports (le corpus de notre mini mémoire).

    A chaque poème, le lyrisme des mots, dans leur reprise, leur répétition, leur opposition est tout un style à travers lequel le poète réveille les souvenirs de sa vie, depuis Aragon, Eluard, A. Spire, Césaire, Hampaté Bâ et bien d'autres, et exprime ses préoccupations profondes pour l'Afrique.

    Pour notre travail, il nous faut une méthode ou des méthodes, et parmi les méthodes qui s'offrent à nous celle qu'il faut retenir pour le travail sans perdre «  la signification générale et l'articulation interne »10 des poèmes en est la difficulté rencontrée lors de notre investigation car « l'étude d'une œuvre poétique peut être abordée de multiples façons, dont certaines semblent faites pour permettre d'en éluder la signification. Tout discours, et spécialement tout discours poétique s'offre comme une totalité organique et signifiante. C'est la totalité qui signifie et chacune de ses parties composantes ne tire son sens que de cette signification globale »11.

    Par quelle(s) méthode(s) pouvons-nous explorer le sujet que nous nous sommes proposé : « Eugène DERVAIN : un africaniste ou un négritudien ? » ?

    Comment les deux poèmes proposés peuvent-ils expliciter notre sujet ?

    Qu'est-ce qu'un africaniste ou un négritudien ?

    Eugène DERVAIN est-il un africaniste ou un négritudien au sens premier des termes ?

    Pour répondre aux différents problèmes spécifiques de notre sujet, nous nous sommes proposés de saisir le poète dans son propre discours à travers la théorie de l'énonciation, et sans oublier « la psychologie individuelle de l'auteur »12 à travers la psychocritique. Ces deux méthodes qui nous semblent fiables pour appréhender « la signification et l'articulation interne »13 des poèmes seront renforcées par une synthèse explicative. Pour mieux saisir donc ces méthodes à travers les deux poèmes susmentionnés nous verrons successivement l'image de soi de DERVAIN, la vision de DERVAIN de l'Afrique, DERVAIN : un africaniste ou un négritudien ? Et la négritude de DERVAIN

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     

    10-            Cf. note 8, p.3

    11-            Idem

    12-                  Ibidem

    13-                  Ibid

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    PARTIE I : DERVAIN ET L'AFRIQUE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    •I-                 L'IMAGE DE SOI DE DERVAIN

     

     

     

    L'image de soi, c'est la projection que tout sujet parlant en situation de communication fait de lui dans son propre discours ; c'est une opinion qu'on bâtit sur soi- même dans son propre discours. Autrement dit c'est l'inscription de tout usager de la langue dans son propre énoncé. Selon la thèse de Paul Grice, que cite le professeur Bohui Hilaire dans son cours, « un énoncé, dans certaines situations de discours peut transmettre infiniment plus d'informations au destinataire du message que son sens littéral ne le laisse penser »1 or la poésie est avant tout un énoncé adressé à une tierce personne. Pour saisir donc cette image de DERVAIN, nous allons identifier dans le corpus (les poèmes sur lesquels nous travaillons)2 les manifestations de l'inscription du poète dans son discours et puis analyser le corpus à travers eux pour montrer que le poète se voit comme un apatride et comme un africain.

     

    •1-     COMME UN APATRDE

     

    Un apatride, pouvons-nous dire avec désinvolte, c'est un « sans patrie ». Un apatride est une personne qui n'a pas ou qui n'a plus de nationalité. Dire qu'Eugène DERVAIN est un apatride, c'est dire qu'il n'a pas de nationalité ou qu'il n'a plus de nationalité. Ce n'est pas nous qui le disons mais sa présence dans son énoncé nous le fait dire. En effet, le poète est présent dans les deux poèmes3 par les indices d'énonciation.

    Le poète, par l'emploi des indices de personne et de possession, s'implique dans son discours et se laisse saisir comme une personne qui n'a pas de patrie ou de nationalité. Il quitte tôt « la CARAIBE qui en silence prie »4 avec sa tante pour l'Afrique. Et là-bas, il sait qu'il est « étranger »5 et que l'Afrique est « une terre étrangère »6 à lui.

     


     

    1-          Pr. BOHUI Hilaire, cours sur le discours ; la pragmatique : une approche en analyse, dispensé aux étudiants de maîtrise à l'Université de Cocody, année 2009-2010.

    2-             Cf. note 9, p.3

    3-                    Idem

    4-             A MA TANTE QUI  DECOUVRIS L'AFRIQUE EN 1965, vers 3, p.26 d'une vie lisse et cruelle

    5-             Idem

    6-             Ibidem

    Il dit « je suis né loin d'elle »7. Mais dans le deuxième poème8, Eugène DERVAIN reconnaît qu'il n'est « pas étranger »9.

    Nous sommes perplexes devant la confusion créée par Eugène DERVAIN. Cependant, le premier corpus10 est révélateur. Dans ce poème, DERVAIN n'est autre qu'une personne étrangère : « Personne n'a jamais dit que ce pays est nôtre »11. Le pronom possessif « nôtre » implique DERVAIN et sa tante, et dit que l'Afrique n'est pas la leur. Un peu plus loin, DERVAIN renie la couleur de sa peau : « Le hasard des courants a dilué ma peau »12, et accuse un certain « on » de l'avoir prêté « une couleur indécise ».13

    L'adjectif qualificatif « indécise » précise la subjectivité du poète. Il doute de sa race, de sa nationalité. Il est incertain. Ce « subjectivème »  trahit donc la personnalité et l'image du poète. Le même pronom impersonnel « on » est toujours au banc des accusés. C'est lui encore que le poète accuse pour justifier le fait qu'il n'a pas de nationalité : « quand on vous persuade que la race fait la nation »14. Si « la race fait la nation » comme il le dit, alors nous disons qu'il refuse sa nation  car le verbe « persuade » est le fait d'intimider, le fait d'essayer de convaincre, or Eugène DERVAIN n'est pas convaincu que «  la race fait la nation ». Le fait de renoncer à la race, à la couleur de sa peau implique le renoncement de la nation. Il renonce donc à la nationalité et devient du coup un apatride.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     

    7-             Cf. note 4, p.6

    8-             DUEKOUE, le deuxième poème de notre travail, extrait d'une vie lisse et cruelle, pp.31-32

    9-                    Idem, v.28, p.32

    10-            Cf. note 4 p.6

    11-            Idem

    12-            Ibidem

    13-            Cf. note 8

    14-            Idem

    2- COMME UN AFRICAIN

     

    Le poète, par sa présence dans les poèmes, a une image d'apatride. Cette image est très vite suppléée par une autre image de soi. Il se voit comme un africain. Par un africain, nous pouvons dire d'une personne qui « est de l'Afrique »1, en d'autres termes qui appartient à l'Afrique. Et DERVAIN se dit appartenir ou être de l'Afrique :

     

    Lorsqu'à tous les instants chaque jour il me faut

    Fouiller dans ma mémoire et rappeler aux autres

    [...]

    [que l'Afrique est] ma patrie2

     

    Voici ce que dit Eugène DERVAIN de lui-même.

    Par l'emploi des adjectifs possessifs « mon », « ma », ... le poète s'attribue l'Afrique car « cette terre [lui est] chère »3. Il ne peut plus sans passer. Il s'est trouvé une terre, une nation, et c'est l'Afrique. Ces adjectifs mettent en évidence une relation de réciprocité entre le poète et l'Afrique. Le poète dit être le possesseur de l'Afrique : « mon Afrique »4, et de l'Afrique être issu : « ma patrie »5. En effet, dans le mot « patrie », nous avons le mot « père » or le père est le géniteur. En d'autres mots, « patrie », dans son sens étymologique, signifie « pays du père »6. Acceptant alors ce sens premier du lexème « patrie », nous pouvons sans doute dire qu'Eugène DERVAIN, de « ma patrie », le pays de son père, dit appartenir à l'Afrique. Il est originaire de l'Afrique car l'Afrique est le pays de son père : « De me dire, mon Afrique, que tu es ma Patrie »7. Ce n'est pas surprenant de le voir dire dans DUEKOUE : « je ne suis pas étranger [...] »8.

     

     


     

    1-             Dictionnaire Universel de poche, Paris, Hachette, 1993, p.10

    2-             Cf. note 4, p.6, v. 21-23 et v. 32

    3-             Idem, v.28

    4-             Ibid, v.32

    5-             Ib

    6-             Dictionnaire pratique du français, Paris, Hachette, 1987, p.801

    7-             Cf. note 2

    8-             Cf. note 8, p.7

    Eugène DERVAIN peut se dire africain, et nous aussi, nous pouvons le dire sans faux-fuyants car les éléments de la métalinguistique qui parsèment les deux corpus9 prouvent qu'il est de l'Afrique : « le niger, ébriés, GRAND BASSAM, COCODY, ANOUMABO, BLOKOSS, FANTI, BETE, GUERE, NIABOUA, SENOUFO, les tambours, laghia (A MA TANTE QUI DECOUVRIS l'AFRIQUE EN 1965), DUEKOUE, tambour (DUEKOUE) ». Dans son discours, il ne se cache pas, il est africain et fier de l'être. Et l'Afrique, il la connaît car il est de l'Afrique, et l'Afrique est son continent.

     

     

    DERVAIN, croyant se cacher derrière le discours poétique10, a laissé des indices d'énonciation mettent à nu son image de soi. Il s'est d'abord défini comme un apatride avant de confirmer son statut d'africain. Acceptant donc qu'il soit un africain, il aura une vision de l'Afrique.

     

     

     

     

     

    II-         LA VISION DE DERVAIN DE L'AFRIQUE

     

     

    Il serait hasardeux sans nous donner une méthode pour appréhender la vision du poète. Pour mieux élucider cette vision, nous avons pris un certain parti qui «  veut que l'œuvre s'explique seulement par la psychologie individuelle de l'auteur »11. Il nous faut donc « procéder à la psychanalyse effective de l'auteur [...] »12. Et c'est à Mauron que revient le mérite d'avoir élaboré une méthode d'approche appelée psychocritique13.

     

     


     

    9-             Cf. note 8, p.7

    10-            Pour ne pas susciter une confusion, du discours poétique, nous retenons que le langage de la poésie.

    11-            Cf. note 8, p.3, il note la difficulté de cette méthode est qu'on rencontre.

    12-            Mauron (Charles), Des métaphores obsédantes aux mythes personnels, Paris, José Corti, 1978.

    13-                  Idem

    Cette méthode permet de mettre à nu la personnalité profonde de l'auteur, en d'autres termes l'état d'âme d'Eugène DERVAIN. A travers les mots, les expressions, les images qui reviennent de manière consciente ou inconsciente sous la plume du poète que Mauron appelle « métaphores obsédantes »14, nous allons montrer que l'Afrique pour DERVAIN est une quête identitaire et aussi sa patrie.

     

    •1-     UNE QUETE D'IDENTITE

     

    Dans la carte d'identité15, Jean Marie ADIAFFI soutient, par le personnage Mélédouman, que l'identité d'une personne, c'est d'abord avoir un nom, puis une terre et enfin un peuple. C'est aussi la conception de l'identité chez l'africain. Se fiant sur ce principe, nous pouvons dire de l'identité que c'est l'acceptation de l'être en tant que tel, et Eugène Dervain est à la recherche de cette terre, de ce peuple pour établir son identité. Il en est obsédé.

    Dans le corpus16, le mot « terre » est occurrent et laisse sans doute dire que le poète est obsédé de posséder une terre. Nous avons dans A MA TANTE QUI DECOUVRIS L'AFRIQUE EN 196517 « la terre (v.26), cette terre (v.28) » et dans DUEKOUE18 « terre amoureuse (v.6), voici la terre (v.14) ». Il a besoin d'une terre pour être chez lui et pour ne pas qu'on dise de lui qu'il est « un étranger »19. Ce n'est pas seulement le mot « terre » qui forme la métaphore obsédante de DERVAIN. Il y a aussi « la forêt, la savane, la mer, plante, la floraison, des feuilles d'herbe, la montagne... ». Ces mots utilisés, épars, par le poète révèlent un cadre, un environnement, un lieu, un espace géographique qu'il se crée dans son esprit, dans sa conscience, et où il fait bon vive : « la douceur, sa fraîcheur, fécondité, féconditer ».

    Nous voyons un poète qui, des éléments communs et connus, et propres à la nature, crée son univers pour s'établir et s'installer. Il est aussi angoissé par la couleur de sa peau.

     

     


     

    14-            Pr. Jean Marie KOUAKOU, cours sur la méthodologie critique : la psychocritique, présenté par Dr. Vahi Y. aux étudiants de Licence de Lettres Modernes à l'Université de Cocody/ Abidjan.

    15-            Jean Marie ADIAFFI, La carte d'identité, Abidjan, CEDA, 1980, pp.28-29

    16-            Cf. note 9, p3

    17-            Cf. note 4, p.6

    18-            Cf. note 8, p.7

    19-            Idem

    Il refuse le fait d'être ce qu'il n'est pas. Il refuse d'être ce que la couleur de la peau lui impose. Il y a un refoulement20 total de son être et de sa chair. Un refus total de l'acceptation de la couleur de sa peau. Ce refus, ce refoulement assez constant dans l'inconscient du poète fait jaillir la personnalité du poète. Pour lui, la couleur de sa peau a été diluée : « Le hasard des courants a dilué ma peau »21 ou c'est « une couleur indécise » et prêtée22. Dans son subconscient, son inconscient, il refuse le principe que « la race fait nation »22. Son refus d'être identifié par la couleur de sa peau ou par la race l'amène à affirmer une identité qui lui propre mais encore ambiguë.

    Il semble épousé l'Afrique car « cette terre [d'Afrique lui] est chère [et cette terre ne lui est pas] étrangère »23. Il se reconnaît en Afrique, il saisit son être en Afrique car « les tambours par ici ne battent pas laghia »24 et « le son de [son] tambour [est] comme le son [de l'Afrique] »25. « Les siècles ont passé sur mon esclavage »26, un souvenir de l'histoire de l'Afrique, et ce souvenir parsème les poèmes : « le souvenir, mon souvenir, ma mémoire, mon rêve ». Ce qui renvoi à son enfance. Une enfance traumatisée du fait qu'il n'est ni blanc ni noir. C'est ce fait qui l'amène à chercher une identité vers l'Afrique. Eugène DERVAIN est en quête perpétuelle identitaire. La quête d'identité est donc son mythe personnel27. Nous avons dire qu'il saisit son être en Afrique. L'Afrique que sera-t-elle pour lui ?

     

     

    2- L'AFRIQUE, SA PATRIE

     

    Dire non à la race qui fait nation, Eugène DERVAIN doit trouver un idéal, un cadre pour se réaliser. Et ce cadre, c'est l'Afrique. Il semble trouvé en Afrique son identité car il est baigné dans la pure perfection de l'Afrique28 :

     


     

    20-            Thierry Bonfanti, Michel Lobrot, la psychanalyse, Paris, Hachette, 1995-1999

    21-            Cf.note 4, p.6

    22-            Cf. note 8, p.7

    23-            Cf. note 4, p.6

    24-            Idem

    25-            Cf. note 8, p.7

    26-            Idem

    27-            Cf. note 12, p.9

    28-            Cf. note 8, p.7

    J'avais rêve de baigner mon rêve dans la pure perfection de

    ton corps Afrique.

    Et son Afrique, à lui, c'est « GRAND BASSAM, COCODY, ANOUMABO, BLOKOSS »29 et « DUEKOUE »30. C'est l'Afrique  des « semailles [et des] moissons »31. C'est l'Afrique où « un rendez-vous d'amour  est toujours un printemps »32. C'est l'Afrique où les peuples tels que « FANTI, BETE, GUERE, NIABOUA, SENOUFO » l'ont accepté. C'est l'Afrique en général et la Côte d'Ivoire en particulier. Le continent africain trouble la conscience du poète et submerge à la surface de son inconscient : « mon Afrique, AFRIQUE, Ton corps AFRIQUE ». Au fur et à mesure que le poète progresse, l'écriture du mot « Afrique » change de Caractère scriptural. Ce qui révèle l'importance que ce dernier accorde à l'Afrique. Aux yeux du poète, l'Afrique a une grandeur, et elle est importante. C'est cette Afrique que « le poète [...] entend demeurer fidèle »33. L'Afrique, c'est celle qui a dit au poète tu n'es pas « étranger » mais frère, fils car c'est « [ton] Afrique », et lui de lui répondre « [...] tu es ma patrie ».

    L'obsession d'appartenir à l'Afrique est tellement grande qu'il se contente de dire « tant pis s'il faut t'aimer silencieusement ». Non seulement le mot « Afrique » revient plusieurs fois dans le corpus mais aussi les mots tels que « la ville, ce pays, nation, ma patrie » coulent sur la plume du poète. Sa soif de trouver une identité est satisfaite. Il a enfin trouvé son identité, l'identité dans la conception africaine, « [...] Puisque tout ici [l'] appartient et atteste ce qu' [il est, qu'il est] »34.

     

     

    DERVAIN, sans se rend compte qu'il est à la quête perpétuelle d'une identité, va soulager son manque par une identité qu'il s'impose lui-même ; celle de l'Afrique. S'attribuer une identité africaine n'est-il pas se considéré comme un connaisseur de l'Afrique ou comme un défenseur des valeurs africaines ?

     

     


     

    29-            Cf. note 4, p. 6

    30-            Cf. note 8, p.7

    31-            Idem

    32-            Cf. note 4, p. 6

    33--                 Cf. note 8, p.3

    34-            Cf. note 4, p. 6

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    PARTIE II : DERVAIN ET LA NEGRITUDE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    •I-                      DERVAIN : AFRICANISTE OU NEGRITUDIEN ?

     

     

     

    Nous touchons ici le but de notre mémoire1, celui de montrer qu'Eugène DERVAIN est soit un africaniste soit un négritudien. Cependant, il n'est pas question d'appliquer une méthode critique quelconque pour appréhender le sujet2. Nous avons déjà fait appel à deux méthodes critiques3. Cette dernière partie est une sorte de synthèse que nous avons appelée « synthèse explicative ». Synthèse explicative, parce qu'il est question de dire ce que nous avons retenu de la première partie ; parce qu'il est question aussi d'expliquer les poèmes par une sorte de lecture méthodique4. C'est pour toutes ces raisons que nous avons optées pour cette démarche un peu personnelle. Dans cette démarche, nous verrons successivement DERVAIN en tant qu'africaniste, et DERVAIN en tant que négritudien et la négritude de DERVAIN.

     

     

    •1-          DERVAIN, UN AFRICANISTE

     

    Un africaniste est un « spécialiste des langues et civilisations africaines »5. Pour étendre cette définition du dictionnaire, nous pouvons dire qu'africaniste est une personne qui s'intéresse à l'Afrique parce que son histoire, son origine est de l'Afrique. C'est aussi un écrivain latin ou européen originaire de l'Afrique.

    Partant donc de cette définition, nous voyons Eugène DERVAIN en tant qu'un africaniste au sens premier du terme. En effet, dans ses poèmes, il se présente comme un africain6 car il dit appartenir à l'Afrique. L'Afrique, il la connaît, avons-nous dit. « Conscient d'être un individu hybride, étranger à lui-même comme à ses frères de race »8, Eugène DERVAIN

     


     

    1-             Allusion au thème de notre mini mémoire : Eugène Dervain, un africaniste ou un négritudien ?

    2-             Allusion au titre du grand I de la deuxième partie.

    3-                    Allusion aux méthodes utilisées dans la première partie de notre travail.

    4-             Il n'est pas question d'appliquer concrètement la lecture méthodique.

    5-             Petit Robert, 1972

    6-             Voir l'image de soi : comme un africain, pp. 8-9

    7-          Idem.

    8-          Jacques Chevrier, la littérature nègre, Armand Colin/Nouvelles Editions Africaines

    renonce à la couleur de sa peau parce qu'il n'est pas ce qu'il est, c'est-à-dire hybride ;

    parce que la couleur de sa peau est une couleur de circonstance; parce que dans ses veines coule le sang africain ; parce que la couleur de sa peau est le fruit de l'esclavage10.

    Les siècles ont passé sur mon esclavage

    au bout desquels on m'a fait ce prêt d'une couleur indécise

    quand on vous persuade que la race fait nation

     

    Dervain est un spécialiste des langues africaines car il parle bien « FANTI, BETE, GUERE, NIABOUA, SENOUFO »11 et des civilisation africaines car il sait qu'à DUEKOUE « [...] l'homme plante et ne tue pas l'épervier »12. Pour s'intéresser à l'Afrique, il faut, comme le dit Alain Ricard, commencer par apprendre une langue africaine13. Et c'est ce qu'à faire Eugène DERVAIN, lorsqu'il cite les langues parlées en Afrique voire en Côte d'Ivoire dans ses poèmes. Il découvre l'Afrique en même temps que sa tante, et l'épouse comme sa patrie car il était en quête perpétuelle d'une identité, et voila qu'il la découvre au cœur de l'Afrique, surtout de la Côte d'Ivoire. Il s'est profondément enraciné dans le continent africain qu'il laisse « l'Afrique [palpiter] au cœur de ses préoccupations »14. En le lisant de près, on verra qu'il se dit plus africain que les africains eux-mêmes :

    De me dire, mon Afrique, que tu es ma patrie15

    [et que]

    Je ne suis pas étranger à l'enivrement de ce matin.16

    Car il est fier d'être un africain, et il s'enorgueillit que l'Afrique soit sa patrie. L'africanisme d'Eugène DERVAIN a un nom, c'est « l'ivoirianisme » ou « l'ivoirisme ». C'est-à-dire propre à la Côte d'Ivoire. S'approprier l'Afrique n'est-elle pas une manière de proclamer sa négritude ?

     


     

    9-             Allusion à un poème de Bernard DADIE.

    10-            Cf. note 8 p7

    11-            Cf. note 4 p.6

    12-            Cf. note 8 p7

    13-            Alain RICARD, De l'africanisme aux études africaines. Textes et « humanités ».

    14-            Voir la note de F.X. Cuche à la deuxième page de couverture de UNE VIE LISSE ET CRUELLE.

    15-            Cf. note 4 p.6

    16-            Cf. note 8 p7

     

    •2-    DERVAIN, UN NEGRITUDIEN

     

    Le concept de la négritude est « un champ de possibilités interprétatives »17, c'est-à-dire ce terme est ouvert à toutes sortes d'interprétations, et les encres des critiques ne cessent de couler. Pour cela, il est préférable de connaître la définition que lui accordent ses concepteurs. Césaire la définit ainsi18 :

    La Négritude est la simple reconnaissance du fait d'être noir et l'acceptation de ce fait , de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture.

    Et Senghor l'explique en ces termes19 :

    La  Négritude, c'est l'ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telle qu'elles s'expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des Noirs. Je dis que c'est là une réalité : un nœud de réalités

    Mais Césaire insistera sur le fait que la définition qu'il donne à la négritude ne peut être valable que par la coexistence d'autres définitions. C'est ce qui l'amène à dire  « qu'outre sa négritude, il est d'autres négritudes dont la plus célèbre reste présentée comme la défense et l'illustration des valeurs africaines par Léopold Sedar Senghor »20.

    La négritude, dira Marcien Towa, est avant tout un mouvement poétique21 dans lequel l'on dit être fier d'être noir et de présenter les valeurs africaines. Sans se hasarder avec la définition du concept de la négritude, nous pouvons dire que c'est à partir de ces définitions susmentionnées que nous allons rechercher une définition dans les textes d'Eugène DERVAIN, une définition qui lui sied. En effet, la négritude est une culture de mémoire et d'émotion. Et cette négritude se lit dans ses poèmes. La culture de la mémoire est le propre du noir or chez DERVAIN, c'est l'écriture de la mémoire. Il use à bon escient d'un vaste champ lexical de la mémoire : « le souvenir, mon souvenir, ma mémoire, mon rêve... ». DERVAIN se rappelle, se souvient de l'Afrique de ses ancêtres22, l'Afrique des danses, des « semailles », des « moissons » et des « tambours ». Il se présente cette Afrique comme une personne flamboyante, généreuse, belle...

     


     

    17-            UMBERTO Eco, Œuvre ouverte, chap.4, Paris, Editions Points, 1965, p. 138

    18-            Lylian KESTELOOT, la négritude hier et aujourd'hui in Césaire et Senghor. Un pont sur l'Atlantique, Paris, Editions L'Harmattan, 2006

    19-            Idem

    20-            Dr. Fatiha BOULAFRAD, nègre je suis, nègre je resterai : dernière parole d'un homme constaté et contesté

    21-            Cf. note 11. p. 9

    22'-           Allusion à un poème de David DIOP

    Les vers qui s'ensuivent l'illustrent bien :

    « Les rouges frondaisons des flamboyants de mai »23

    « le couteau d'un nuage nous partagea la pomme »24

    « Une beauté aussitôt saisie que possédée »25

    «  J'avais rêvé de baigner mon rêve dans la plus pure perfection de

    Ton corps Afrique »26

    Ce dernier vers magnifie l'Afrique, et nous laisse sans doute dire que DERVAIN chante l'Afrique comme les précurseurs de la négritude. Et Cuche de dire que « E. DERVAIN rejoint en cela la pure tradition africaine.[...] parti à la recherche de sa propre négritude, [il] s'est profondément enraciné dans le continent »27. Cet enracinement est dû à l'amour qu'il a pour le continent : « Tant pis s'il faut t'aimer silencieusement »28.

    Et la négritude de DERVAIN, c'est le mélange de la négritude de Césaire et de Senghor. Refuser la «  couleur indécise » de sa peau pour revêtir celle de l'africain et brandir les valeurs culturelles de ce dernier, c'est être vraiment un négritudien.

     

     

     

                Eugène DERVAIN donne un autre visage à la négritude. Pour être un négritudien, dans sa conception, c'est d'abord s'intéresser à l'Afrique,  « [lire...] dans la géographie précise de [son] corps (de l'Afrique) »29 ensuite, et présenter enfin ses valeurs culturelles et esthétiques.

     

     

     

     

     

     

     


     

    23-            Cf. note 4, p.6

    24-            Idem

    25-            Ibidem

    26-            Cf. note 8, p.7

    27-            Cf. note 4, p.6,

    28-            Idem, v33

    29-                  Cf. note 8, p.7

    II-  LA NEGRITUDE DE DERVAIN

     

     

                La négritude, l'avons nous vue comme «  la simple reconnaissance du fait d'être noir et l'acceptation de ce fait »1 ou comme «  l'ensemble des valeurs culturelles du monde noir »2. Chez DERVAIN, en associant donc la négritude de Césaire et Senghor, la négritude prend un autre visage, celui de l'africanisme. Car dans sa négritude, nous voyons le concept de l'africanisme. Il n'est pas un africaniste, il est plus que ça ; il n'est pas aussi un négritudien, il est plus que ça. La négritude de DERVAIN va au-delà du concept de l'africanisme et celui de la négritude.

                « Le mouvement de la Négritude est né, peu importe l'origine et l'histoire du mot, l'essentiel est qu'il existe désormais une voix africaine dont les échos n'ont pas fini de retentir »3, et DERVAIN, le sachant, use de ce concept à divers interprétations pour faire entendre sa voix dans le continent africain et définir sa négritude.

    Nous voulons montrer que la négritude de DERVAIN peut se définir comme une authenticité africaine, comme une quête identitaire, et le souci de préservation de cette identité lui permet donc de saisir l'autre, de le connaître et de faire partie de sa vie quotidienne. Pour saisir donc la négritude de DERVAIN, nous allons d'abord la définir comme une écriture de soi, et puis comme une écriture de l'autre.

     

     

    •1-                 UNE ECRITURE DE SOI

     

    L'écriture de DERVAIN s'approprie la nature, l'espace, l'environnement,... Elle est en contact permanent avec la nature. L'évocation des éléments de la nature « l'eau, la forêt, la savane, la mer, la terre, montagne, rivage, étoiles, ciel, nuage... » donne une tonalité lyrique à ces poèmes. S'attarder à cela, nous risquerons de nous contredire plus tard. Le lyrisme, chez DERVAIN, c'est « le souvenir, le rêve, la mémoire ». Le lyrisme, nous savons, est le caractéristique de la première personne traduisant ses émotions ; évoquant le souvenir d'enfance, les éléments de la nature. Le lyrisme, chez DERVAIN, est

     


     

    1-             Cf. note 18, p.16

    2-                    Idem

    3-             Jacques CHEVRIER, Littérature nègre, Armand Colin/Nouvelles Editions Africaines

    l'écriture de soi. Ici, ce n'est pas une auto-fiction ni une autobiographie mais une écriture à la première personne. Eugène DERVAIN écrit à la première personne : « nous, je, j', m' mon, ma... ».

    Ses poèmes acquièrent toutes ses énonciativités, c'est-à-dire ses poèmes prennent en compte le sujet parlant dans son énoncé. Eugène se présente lui-même comme un apatride, « un étranger » à la recherche d'une  « nation », d'une identité. Son écriture devient alors une écriture de quête identitaire. Le lyrisme, l'énonciativité, la quête identitaire,... des termes qui renvoient à une seule réalité : l'image de soi du poète. Le poète se présente donc comme un quêteur d'identité. Sa quête l'amène à s'intéresser à l'Afrique, à la découvrir, à l'épouser et à s'identifier à elle. D'où son africanisme mais il y a sa négritude qui domine. C'est donc une synthèse de la pure négritude et du pur africanisme. Cette écriture de soi qui marque sa négritude le pousse à adopter une autre écriture, celle de l'autre.

     

     

    •2-                UNE ECRITURE DE L'AUTRE

     

    L'autre, chez DERVAIN, ce n'est pas l'inconnu. C'est une personne


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  • Les types de discours

     

     

    • Ø Discours délibératif

    « Le genre délibératif est l'un des trois grands genres de l'éloquence. Il est défini par une matière du discours : le caractère opportun ou inopportun d'une décision à prendre, de la part de particuliers ou de corps constitués, touchant aussi bien les positions idéologiques, que la morale et ses enjeux les plus concrets dans l'action. Le genre délibératif envisage aussi ce qu'on appellerait aujourd'hui les conditions de faisabilité de l'éventuelle entreprise en y incluant la considération des mœurs des personnes concernées. » Le discours délibératif, qu'on qualifie aussi de discours politique, s'adresse à l'assemblée, au sénat. On y conseille ou déconseille sur toutes les questions portant sur la vie de la cité ou de l'État : la diplomatie, l'économie, la budgétisation, la législation, etc. Ce type de discours a donc pour finalité les décisions à prendre et on y discute de leur côté utile ou nuisible. Il faut y utiliser une argumentation par l'exemple.

    • Ø Discours démonstratif

    « Le genre démonstratif est l'un des trois grands genres de l'éloquence. Il se définit par la matière du discours : le bien ou le mal. Traditionnellement, le discours porte sur une personne : il devient donc blâme ou éloge, par rapport à l'utilité et à l'honnêteté, selon la considération de ladite personne et de ce qui a trait à elle, même après sa mort. Mais il n'y a pas de raison de limiter ce genre à un objet personnel. Le fait est qu'on loue des hommes (des dieux), parfois même, peut-être par plaisanterie, des animaux, des institutions ou des États, voire des objets inanimés. » Ce genre de discours a pour dénomination grecque discours épidictique. L'auditoire est représenté par des spectateurs. Ce type de discours regroupe tous les discours d'apparat, les panégyriques (sens 1 : "Discours d'apparat prononcé devant le peuple lors des grandes fêtes religieuses, exaltant la gloire nationale et vantant les avantages de telle ou telle entreprise ou voie politique." - Source : T.L.F.I. ), les oraisons funèbres, etc. On y blâme ou y loue un homme - ou une catégorie d'hommes - en mettant en avant le côté noble ou vil de son existence, de son action. L'amplification est souvent employée dans ce type de discours. Le discours démonstratif ne dicte pas un choix, mais oriente les choix futurs. Enfin, il peut être employé à des fins pédagogiques.

    • Ø Discours judiciaire

    « Le genre judiciaire est l'un des trois grands genres de l'éloquence. Il se définit par la matière du discours : il s'agit toujours de discuter sur le vrai ou le faux, contradictoirement.La judiciaire correspond donc à plusieurs états de la cause. » Dans ce genre de discours, l'auditoire est généralement un tribunal. On vise ici à accuser (par un réquisitoire) ou à défendre (par une plaidoirie). Le discours porte sur des faits qui se sont passés. il s'agit de les établir, de les qualifier et de les juger. On fait donc appel aux notions de justice et d'injustice, et on utilise le raisonnement syllogistique et l'enthymème. L'organisation du discours est soumise à des lois : on s'adresse à un auditoire spécialisé.

    •Ø      L'invention

    « L'invention est la première des cinq grandes parties de la rhétorique. Fondamentalement, c'est le choix de la matière à traiter dans le discours. Il s'agit toujours d'un mixte : d'une part, ce qui est directement commandé par le sujet de la cause (notamment dans le genre judiciaire), et qui concerne précisément les choses dont on va parler ; d'autre part, l'ensemble des procédures logico-discursives qui moulent le développement du discours : c'est-à-dire les lieux les plus propres à orienter le mouvement argumentatif (ce qui inclut donc, dans le judiciaire, les preuves). L'invention n'est ainsi pas complètement à l'écart de la recherche des mots, même si celle-ci relève plus pleinement de l'élocution. La qualité majeure de l'invention est évidemment le jugement. » L'invention (ou inventio ou heurésis) est la recherche la plus exhaustive possible, par un orateur, de tous les moyens de persuasion relatifs au thème de son discours. Ces moyens sont : les sujets, les preuves et les arguments, les lieux, les techniques de persuasion, les techniques d'amplification, la logique.

    •Ø      La disposition

    « La disposition est une des grandes parties de la rhétorique. Elle consiste en l'organisation du discours, c'est-à-dire savoir en quel lieu on doit dire ce qu'on a à dire ; c'est aussi l'arrangement de tout ce qui entre dans le discours, selon l'ordre le plus parfait ; ou encore une utile distribution des choses ou des parties, assignant à chacune la place et le rang qu'elle doit avoir. La disposition embrasse la division et s'appuie sur des propositions. Il importe de noter que la disposition ne se réduit pas à l'observation de la suite des cinq grandes parties du discours (spécialement judiciaire) : exorde, narration, confirmation, réfutation, péroraison. Elle gouverne l'ordre des différentes propositions, des thèmes traités, des indications anecdotiques narrées, des arguments déployés, du recours à tel ou tel lieu, même lors de l'action sur les sentiments de l'auditoire, notamment dans l'exorde et dans la péroraion, et enfin pour l'insertion de l'éventuelle digression. Il faut donc admettre que l'ordre est variable selon la cause, et qu'il est toujours nécessaire d'adapter le progrès de son discours en fonction de la situation concrète, ne serait-ce, par exemple, que pour le choix de mettre d'abord ou ensuite ses arguments les plus forts ou les plus faibles. Quintilien conseillait, à titre pratique, sa méthode personnelle, en tant que praticien et non en tant que théoricien : se mettre par esprit à la place de l'adversaire pour mieux juger de la stratégie des présentations. » La disposition (ou dispositio ou taxis) est la mise en ordre des moyens de persuasion, l'agencement et la répartition des arguments, dont résultera l'organisation interne, la composition générale et le plan du discours. Celui-ci est organisé selon les lois de la logique, de la psychologie et de la sociologie. L'organisation du discours, ainsi que la manière de le construire et de mettre en évidence certains points, sont dilués aujourd'hui dans les techniques de composition et de dissertation. Traditionnellement, la disposition se décompose en quatre parties : l'exorde, la narration, la confirmation, la péroraison.

    •Ø      L'action

    « L'action est une des cinq parties de la rhétorique. Elle n'est pas sans rappeler ce qu'on désignerait aujourd'hui sous le nom d'interprétation ou, en linguistique, de performance, encore que ce dernier concept ne soit pas exactement du même ordre. En tout cas, l'action peut soutenir un discours ordinaire et le rendre intéressant ou même fort, comme elle peut déclasser dans le banal ou l'inefficace un discours habile ou même puissant. L'action rapproche l'art oratoire de celui du comédien ; elle est le signe de l'individualité et de la singularité ; elle représente la composante sociale la plus forte de l'éloquence, la situant délibérément dans la vie. Traditionnellement, l'action a deux aspects : la prononciation et le geste. Il semble bien que le premier soit le plus important : il s'agit de la voix. [...] » L'action (ou pronuntiatio ou hypocrisis) est le parachèvement du travail rhétorique, l'énonciation effective du discours, la mise en œuvre des autres parties, où l'on emploie : les effets de voix, les mimiques, le regard, les techniques gestuelles. Ici, l'orateur devient acteur et doit savoir émouvoir par le geste et par les expressions du visage.

    •Ø      La mémoire

    « La mémoire est souvent considérée comme une des cinq parties de la rhétorique. Elle est en effet indispensable à l'interprétation du discours. Quintilien va même jusqu'à dire qu'un orateur qui serait entièrement dépourvu de mémoire devrait abandonner le métier. Il faut dire que le discours doit être prononcé par cœur, quitte à donner l'impression qu'on improvise [...]. » La mémorisation du discours (memoria ou mémoire) peut être intégrée à l'action : mieux on possède son discours, plus on est capable de l'adapter aux objections et d'improviser.

    •Ø      L'élocution

    « Le sens fondamental d'élocution est de désigner l'une des cinq grandes parties de la rhétorique. C'est celle qui préside à la fois à la sélection et à l'arrangement des mots dans le discours. La qualité essentielle de l'élocution est la clarté ; c'est l'élocution qui doit recevoir les ornements du discours. Elle est également le support de l'emphase et le lieu de manifestation des sentences. Enfin, l'élocution accepte naturellement les figures. »

    L'élocution (ou elocutio ou lexis) est la rédaction du discours, le point où la rhétorique rencontre la littérature. Le discours y est organisé dans le détail. Elle porte sur le style de la rédaction : elle fait appel aux figures, au choix et à la disposition des mots dans la phrase, aux effets de rythme, au niveau de langage.

    •Ø      L'exorde

    « Un exorde est l'une des parties obligatoires du discours : c'est la première. C'est dans le genre judiciaire qu'on en voit le plus purement les enjeux. Il a pour but de rendre les juges bien intentionnés, attentifs et dociles, à l'égard de l'orateur. » La fonction de l'exorde est essentiellement phatique : l'exorde comprend un exposé bref et clair de la question que l'on va traiter ou de la thèse que l'on va prouver. L'orateur pourra faire précéder l'exorde d'une présentation de soi. C'est la phase d'ouverture du discours.

    •Ø      La narration

    « La narration est l'une des parties obligées du discours, notamment dans le genre judiciaire. Elle fait l'objet de nombreuses prescriptions dans les traités, aussi diverses qu'en sont les pratiques concrètes. On propose parfois qu'il n'y en ait pas : c'est possible pour les causes très simples, où l'on peut se contenter d'une proposition ; c'est d'ailleurs une vraie question pour les cas où les juges sont déjà au courant : alors, on a toujours intérêt à en faire une malgré tout, ne serait-ce que relativement courte, et fortement sélective par rapport à son propre intérêt. [...] Elle est communément mise après l'exorde ; mais il peut arriver que, pour des raisons de stratégie de variété et de division dans la disposition, on la place plus loin. » La narration est l'exposé des faits concernant le sujet à traiter. Cet exposé doit paraître objectif : le logos y prend le pas sur le pathos et l'ethos. La narration nécessite la clarté, la brièveté, et la crédibilité.

    •Ø      La confirmation

    « La confirmation désigne deux attitudes oratoires. Soit il s'agit de l'opposé de la réfutation : on défend alors sa position parce que l'on est l'accusateur, dans le genre judiciaire, ou parce qu'on établit le premier un avis, dans le genre délibératif. La confirmation est alors souvent d'une allure affirmative, et il arrive que certains lieux soient plus propres à la confirmation qu'à la réfutation, même si en général ce sont les mêmes qui peuvent faire l'objet du jeu affirmation-négation. D'autre part, la confirmation désigne aussi l'amplification de ses arguments, dans n'importe quelle orientation que ce soit, et dans n'importe quel genre. C'est alors l'ensemble des procédés de soutien de son propos qui est ainsi visé. » La confirmation regroupe l'ensemble des preuves et est suivie d'une réfutation qui détruit les arguments adverses. On y utilise l'exemple, l'enthymème, l'amplification. L'amplification est l'art de trouver les meilleurs arguments et de les exposer selon une gradation en intensité.

    •Ø      La réfutation

    « La réfutation correspond à une tâche oratoire essentielle : ou il s'agit de défendre, et tout le discours consiste en une réfutation de celui de l'accusation ; ou il s'agit de répondre aux objections mutuelles, comme dans l'altercation. On peut aussi la considérer comme une partie du discours. »

    •Ø      La péroraison

    « La péroraison est l'une des cinq parties canoniques du discours : c'en est le couronnement. C'est dire l'importance de ce moment ultime, qui est le dernier feu de l'orateur, et doit de ce fait produire l'impression décisive pour emporter la conviction des auditeurs. » La péroraison met fin au discours. Elle peut être longue et se diviser en parties : l'amplification où l'on insiste sur la gravité, la passion pour susciter passion ou indignation, la récapitulation où l'on résume l'argumentation. Pour Cicéron , dans De inventione , la péroraison peut être un résumé (enumeratio), un mystère (enigmatio) ou un appel à la pitié (conquestio).


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