• le rythme chez dervain. écrit par gnole marius

    INTRODUCTION

                D'une manière générale, le rythme est défini comme « la répétition périodique d'un repère, auditif on visuel ; par exemple : celui des battements du cœur, d'un  feu clignotant »1.

    Définie ainsi, cette notion universelle est au confluent de plusieurs disciplines dans le domaine scientifique.

    En littérature, et plus précisément en poésie, ce vocable a une pluralité d'acceptions. Mais  conformément à l'orientation de notre travail, quelques unes retiendront notre attention.

    Pour les Classiques, « le mot rythme n'était qu'un synonyme de mètre pour désigner la distribution d'une durée en intervalle réguliers, marqué par le retour de repères sonores (accents, rimes ou pauses) »2. Vu sous cet angle, le rythme se caractérise par le mesurable, la répétition et la périodicité.

    A contrario, avec les Romantiques, le rythme est perçu  « comme un principe d'interruption, qui maintient pourtant le cadre de la symétrie »3.  Ce qui voudrait dire que c'est la marque de la rupture de la cadence, de la régularité qui fonde le rythme pour les Romantiques.

    Ainsi, selon ces deux époques littéraires, le rythme se résumait en la présence de l'identique et de son contraire dans un texte.

    Selon Gerard Dessons et Henri Meschonnic, Classiques et Romantiques se rejoignent dans leurs conceptions du rythme. D'une part, parce que le « couple fondamental de la symétrie et de la dissymétrie » 4 maintient toujours l'idée de la binarité qui est liée à la métrique. D'autre part, parce qu'avec ces deux courants littéraires, le rythme demeure un élément formel du texte. Or, réduire le rythme à l'aspect morphologique dans un texte, c'est en faire une donnée relevant uniquement de la langue et non de la parole ou du discours. Pour Ferdinand de Saussure, tandis que la langue est un code d'expression social bâti sur des signes fixes, « la parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence »5. Perçue ainsi, la parole ou le discours se distingue de la langue par son individualité et sa mobilité.

    Pourtant, Emile Benveniste, dans son article de 1951 sur la notion de rythme, a montré que dans l'antiquité, avec les philosophes ioniens et les poètes lyriques, le substantif rythme était strictement appliqué aux « configurations particulières du mouvant »1 Autrement dit, ce mot referait aux formes précises prises par les corps mobiles.

    S'inspirant de cette réflexion de Benveniste, Meschonnic déduit que le rythme dans le langage est plutôt solidaire du discours que de la langue. Pour lui, « le rythme, organisation des marques dans le discours, est l'organisation du sens dans le discours »2 Explicitement, le rythme, selon Meschonnic, est l'organisation de tous les éléments textuels par lesquels le discours signifie. Le rythme perd ainsi sa prédictibilité et son caractère figuratif pour être vecteur de sens. Il peut, par conséquent, être un moyen efficace pour la connaissance du monde et du poète à travers sa production.

    Dans ce sens, l'étude du thème "le rythme comme mode de signifier" cadre bien avec l'intitulé de notre séminaire de poésie à savoir " Poésie et quête de la connaissance".

    Dès lors, nous appliquerons ce thème à un poème d'Emile Dervain tiré de la  page 3 de son œuvre Une vie lisse et cruelle. Il s'agira dans cette analyse de répondre à l'interrogation suivante : Comment le rythme produit- il sens dans ce poème de Dervain ? Cette question induit d'autres qui lui sont rattachés notamment : quel est le mode de fonctionnement du rythme selon Meschonnic ? Quelle différence existe-t-il entre ce mode et celui des poètes traditionnels français ? 

    Pour résoudre cette problématique, nous nous attèlerons, de prime abord, à montrer à partir du corpus le mécanisme d'opération du rythme selon les classiques. Puis, nous marquerons un point d'honneur sur la procédure de fonctionnement du rythme selon l'entendement de Meschonnic. Pour finir, nous dégagerons le sens que laisse lire le rythme dans ce poème de Dervain. 

     

     

     

     

     

     

     

     

    I-MODE DE FONCTIONNEMENT DU RYTHME CLASSIQUE DANS    

        LE TEXTE

                Selon Claude Peyroutet, le rythme dans l'entendement classique « nait du retour de temps forts à intervalles réguliers. La rime, les parallélismes syntaxiques, les répétitions contribuent à rythmer les vers mais le rôle essentiel revient aux accents et aux coupes »1.

                En nous fondant sur ce propos, nous mettons en évidence le rythme dans le poème objet de notre réflexion.

     

    •1-    L'accentuation et les pauses métriques dans le poème de Dervain     

     

     

    J'ai parcouru / les mers //, j'ai dévalé /  les mornes

     Poursuivant / de mon rê//ve un désir / qui fut vain

    Je m'enivrai / d'espoir // beaucoup / plus que de vin

    D'une passion / perdue,// j'ai reculé / les bornes.

     

    On me dit / que la mer / ou le ciel / la vipère / ou le viorne

     Devraient / mettre en mes veines // un peu / de sang divin.

    Etre un peu / plus satyre // et un peu / moins Dervain

     

     

    Je repousse / cette offre // et je préfère / encore

    Rechercher / dans ton om//bre où le soleil / s'endort

    Le reflet / de mon sang // comme un jour / naissant rouge

     Sur la mer / Caraïbe // glori-eux2/ et fervent

     

     

    Je t'invite / au repos // quand toute cho/se bouge

    Viens, partage / avec moi // l'espoir / d'être vivant...

     

     

     

     

     

    •2-    Notes sur la mise des accents et des pauses métriques dans le texte support

    Ce poème est composé de treize vers regroupés en quatre strophes. Celles-ci se singularisent par une dissemblance typographique. Tandis  que la première et la quatrième strophe sont des quatrains, la deuxième et la dernière sont respectivement un tercet et un distique. Par ailleurs, le décompte syllabique de ce poème révèle que hormis le vers 5 qui a quinze syllabes, les douze autres vers sont des alexandrins.

    Bernard Zadi Zaourou, dans son article intitulé "Notes brèves sur le rythme négro-africain" affirme que cet état  formel impose aux alexandrins deux types d'accents notamment : « un accent fixe sur lequel s'appui la césure, un autre accent fixe sur la clausule (il s'agit du dernier membre du vers) »1, « un accent mobile situé dans le premier hémistiche, quelque part et au gré du poète.»2

                L'alexandrin se caractérise donc par deux accents prédéterminés et deux autres accents subjectifs.

                En outre, relativement aux notions de coupe et de cesure, nous jugeons nécessaire de les définir. A ce propos, Jean Mazaleyrat et Georges Molinié affirment que « la césure en fait (marque ordinaire dans les conventions d'analyse : deux barres de séparation //) n'est rien d'autre, qu'elles qu'en soient les formes historiques et les réalisations, que le point où, dans un système binaire, se fait le départ entre deux séries syllabiques (dites hémistiches) constitutives du vers »3.

    Au sujet de la  coupe, ces même auteurs disent qu'elle « n'est rien d'autre que le point de séparation des mesures, c'est-à-dire des groupes syllabiques (délimitées par leurs accents) dont la combinaison perceptible forme l'hémistiche et le vers. Représentation ordinaire selon les conventions d'analyse. Une barre de séparation (Aria/ne ma sœur...) »4

    La césure et la coupe sont des pauses différentes au sein du vers ou encore des pauses métriques.

    Au regard de ces deux définitions et de l'article de Bernard Zadi Zaourou précité, nous avons procéder à  l'accentuation et à la mise des césures et des coupes dans notre corpus. Cela est perceptible dans la partie de notre travail intitulé "l'accentuation et les pauses métriques dans le poème de Dervain".

             Cette opération, si nous nous en tenons strictement aux normes classiques, est révélatrice d'un rythme binaire de divers genres. Selon Claude Peyroutet, « si le vers comprend 2 ou 4 accents toniques, le rythme est binaire »1. De surcroît, il précise que ce rythme binaire peut, selon le cas, être  « régulier », « symétrique », «  croissant  » ou « décroissant ».

                Dans notre corpus, tous ces types de rythme binaire sont identifiables. En effet, si nous considérons toutes les mesures dont ils sont constitués, les vers 1,2,4,6 et 8 ont un rythme symétrique car ils présentent la configuration métrique suivante :"4 / 2 // 4 / 2". Par contre, si nous prenons seulement en compte les mesures de chaque hémistiche de ces vers, nous obtenons un rythme binaire décroissant dont le schéma est le suivant : « 4 /2 // » (premier hémistiche) et « // 4 / 2  » (deuxième hémistiche).

                De plus, concernant le vers 3 sa particularité réside dans le fait qu'il fait alterner un rythme  décroissant et un rythme croissant. C'est ce qu'indique sa disposition métrique : « 4 / 2 // 2 / 4 ».

                Par ailleurs, les vers 2,7,10 et 11 se caractérisent par un rythme binaire régulier puisque les mesures de leurs différentes hémistiches forment des tétramètres : « 3 / 3 // 3 / 3 ».

                Quant aux vers 9 et 12, ils se particularisent par la succession d'un rythme binaire régulier et d'un rythme binaire décroissant. Ils ont un même schéma métrique qui se dispose ainsi : « 3 / 3 // 4 / 2 »

                Enfin, seul le vers 15 se distingue par un rythme accumulatif qui est identifiable « quand le vers est scandé par un grand nombre d'accents ». Le nombre élevé des syllabes de ce vers impair (Quinze syllabes), lui impose un nombre important d'accents et de coupes. Sa configuration métrique est celle-ci : « 3 / 3 /3 / 3 / 3 ».

                En somme, l'accentuation et les pauses métrique favorisent la lecture d'un rythme binaire de forme variée assorti d'un rythme accumulatif dans le poème de Dervain. Toutefois, outre les accents, les césures et les coupes, le rythme naît aussi du retour de certains signifiants linguistiques. Ce phénomène itératif est de plusieurs catégories. Mais, nous porterons notre attention sur les plus représentatifs dans notre corpus. Il s'agit des rimes, des assonances, des allitérations et les parallélismes syntaxiques.

     

    •3-    La répétition de signifiants linguistiques comme élément rythmique

    Comme indiqué ci-dessus, sous ce titre, nous étudierons les rimes, les assonances, les allitérations et les parallélismes grammaticaux.

    Concernant la rime, elle est définie comme «  la répétition, à la fin des vers, de la dernière voyelle accentuée et des phénomènes qui la suivent »1 Dans la poésie classique, il existe des configurations régulières de rimes notamment les rimes plates (ABB), les rimes croisées (ABAB) et les rimes embrasées (ABBA). Le poème que nous étudions ne se distingue pas par une alternance de toutes ces formes de rimes citées. La disposition des rimes de ce poème, qui est singulière, se présent ainsi :

    Dans le premier quatrain, les vers se terminent respectivement par les mots suivants : «  mornes » (A), « vain » (B), « vin » (B) et «  borne » (A). Cette strophe a donc des rimes embrasées (ABBA). La deuxième strophe, qui est un tercet, s'achève par les termes suivants : «  viornes » (A), « divin » (B) et « Dervain » (B). Cette organisation des rimes (ABB) est, selon Claude Peyroutet, un «  tierce rime ». Relativement à la troisième strophe, qui est un autre quatrain, la fin graphique de ces vers se présente ainsi : «  encore » (C), « s'endort » (C), «  ronge » (D) «  fervent »( E ). Ce schéma de rime (CCDE) n'a pas de nom particulier.  

    Enfin, la dernière strophe, qui est  un distique, prend fin par les vocables suivants : «  bouge » (D) et «  vivant »( E). Une fois de plus, cette combinaison (DE) ne se distingue pas par un nom. Au total, le schéma des rimes du poème se dispose ainsi : «  ABBA / ABB / CCDE / DE ».          

     Se prononçant sur le rapport entre les rimes et le rythme dans la poésie classique, Alain Vaillant affirme ceci : « La fonction originelle de la rime, en marquant la fin des vers et en établissant un parallélisme d'un vers à l'autre était de souligner le rythme métrique »2

    Le rythme accentuel du poème soumis à notre appréciation est ainsi renforcer par la disposition de ces rimes.

    Par ailleurs, relativement à l'assonance, elle consiste en la «  répétions de sons vocaliques ». Et dans notre corpus, il y a un retour remarquable de divers sons vocaliques. A titre illustratif, nous avons d'abord la récurrence du phénomène «  è » ou ]   dans les termes suivants : « j'ai » (vers 1et 4) ; « mer » (vers 1 ,5 et 11) ; « vipère » (vers 5), « devraient  », « mes » et « veines » (vers 6),  « rêve » (vers 2), « être » (vers 13) etc.

    Ensuite, il y à une assonance en « ou » [U] dans les vocables qui suivent : « parcouru » (vers), « poursuivant » (vers 2), « beaucoup » (vers 3) ; « ou », (vers 5) ; « repousse » (vers 8) ; « jours » et « rouge » (vers 10) ; « bouge » (vers 12).

                En outre, les termes « poursuivant » (vers 2) ; « sang » (vers 6 et 10), « s'endort » (vers 9) ; « naissant » (vers 10) ; « fervent » (vers 11), « quand » (vers 12) ; « vivant » (vers 13 », assonent en « an » [ã]. Pour finir certains mots assonent en « in » ou ]. Ce sont : « vain » (vers 2), « vin » (vers 3) ; « divin » (vers 6), « moins » et « Dervain » (vers 7) ; « t'invite » (vers 12).

    Telles sont les assonances que nous pouvons relever en guise d'exemples.

                En ce qui concerne l'allitération, elle est définie comme « la répétition  de sons consonantiques »1. Il y a une présence d'allitération dans notre texte support. Cette figure se perçoit, premièrement, par le retour du phénomène « j » ou [...] dans les relevés textuels suivants : « j'ai » (vers 1 et 2 ), « je » (vers 3, 8 et 12) et « jour » (vers 10). Il faut ajouter que dans les mots « parcouru » (vers 1), « poursuivant » (vers 2), « passion »  et « perdue » (vers 4), « vipère » (vers 5) , il y a une allitération en « p » ou [p]. Enfin, nous avons une allitération en « m » ou [m] dans les indices suivants : « normes » (vers 1) ; « m'enivrai » (vers 3 » , « me » (vers 5), « mer » (vers 5 et 11) ; « mettre » et « moins » (vers 9), « comme » (vers 10). Selon un texte de Sergio Capello, que cite Lucie Bourassa2 dans son œuvre Henri Meschonnic. Pour une poétique du rythme, le retour des phénomènes vocaliques et consonantiques avait une fonction ornementale dans l'entendement des classiques.

                Et Claude Peyroutet précise que ces récurrences phonétiques fonctionnent « comme un écho rythmé, un appel sonore au lecteur »3 .

             Au regard de ces différents propos évoqués ci-dessus, nous pouvons déduire que la fréquence de ces éléments stylistiques affecte au rythme du poème support une fonction esthétique.

     Pour finir avec les formes reprises, notons le parallélisme syntaxique présent dans notre corpus. En effet, le parallélisme consiste en «un système de répétitions et de correspondances de structures »1. Il est dit syntaxique lorsque  « d'un vers à un autres ou d'une strophe aux autres, les mêmes types de groupes de mot et de phrases se retrouvent »2.

                Dans le poème que nous étudions, cette construction est, par exemple, identifiable dans la première strophe : « j'ai parcouru les mers, j'ai dévalé des normes »3 (vers 1) / « D'une passion perdue, j'ai reculé les bornes »4 (vers 4). Les hémistiches (soulignés) révélateurs de  ces parallélismes se caractérisent par une structure syntaxique identique à savoir :

    Sujet (pronom personnel : première personne du singulier) + verbe (mode : indicatif / temps : passé composé) + complément (groupe nominal / complément d'objet direct  / nombre : pluriel).

    Cette similitude syntaxique participe à l'identité rythmique de ces différents hémistiches en ce sens où elle leur permet d'avoir un même schéma rythmique notamment : « 4/2 ». Il s'agit d'un rythme décroissant. Cela a été déjà mentionné dans la partie de notre travail intitulée "notes sur la mise des accents et des pauses métriques dans le texte support".

                Il faut retenir de ce qui précède que le rythme selon la logique classique est effectif dans ce texte de Dervain que nous étudions. Il se construit par l'accentuation, les pauses métriques et les diverses  formes de répétitions analysées. Cependant, en dépit de son évidence, ce rythme n'induit pas de sens. Or pour Henri Meschonnic, le rythme dans le langage est inéluctablement vecteur d'une sémantique. C'est cette conception meschonnicienne du rythme, appliquée au corpus, qui sera l'axe de notre réflexion dans les lignes qui suivront.

     

    II-APPLICATION DU RYTHME SELON MESCHONNIC AU TEXTE  

          SUPPORT

                La théorie du rythme telle que perçue par Meschonnic, est une critique de la conception classique de cette notion. Pour Meschonnic, le rythme ne peut pas et ne doit pas être confiné à la métrique. Autrement dit, il y a du rythme dans toute sorte de discours, métrique ou prosaïque. De surcroit, il pense que la fonction du rythme ne se borne pas au beau mais que celui-ci est inducteur de sens. Cet auteur redéfinit ainsi le rythme dans le langage. Avant de passer à l'application concrète de cette théorie à notre champ d'étude, nous en donnerons une généralité

     

    •1-    Notes sur la définition du rythme selon Meschonnic

     

    Aux pages 216 et 217 de son œuvre intitulé Critique du rythme anthropologie historique du langage, Meschonnic affirme  ceci :

    « Je définis le rythme dans le langage comme l'organisation des marques par lesquelles les signifiants linguistiques et extralinguistiques (dans le cadre de la communication orale surtout)  produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexicale, et que j'appelle  la signifiance : c'est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les « niveaux »  du langage : accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques »1.

     Cette définition à plusieurs implications. D'abord le rythme n'est plus perçu comme l'alternance à une période précise d'éléments strictement linguistiques, réguliers ou irréguliers. Pour Meschonnic, le rythme est plutôt une « organisation des marques »2 discursives qu'elles soient segmentales ou suprasegmentales (le caractère et la disposition typographique, la ponctuation, l'intonation...). Il faut ici entendre par « organisation des marques », la mise en système des différents signifiants linguistiques ou extralinguistiques du discours. Or chaque discours, en tant qu'acte de langage, est unique car il obéit à une énonciation (contexte de production, sujet émetteur ...) spécifique. Dans ce sens, les marques discursives et leur organisation diffère d'un texte à un autre. Par conséquent le rythme n'est plus une théorie fixée qui précède le texte et qu'on doit simplement lui appliquer. Le rythme dans le discours est imprévisible et seulement fonction de chaque texte.

    Ensuite, il ressort de la définition susmentionnée que le sens, produit par le rythme, relève de la connotation du discours qui s'oppose à son « sens lexical » ou sens dénoté. En effet, sens dénoté  et sens lexical sont des synonymes puisque comme le dit Claude Peyroutet, « on appelle dénotation ou sens dénoté d'un mot, son sens objectif, livré par le dictionnaire »3 Pourtant la connotation est  perçue par Nicolas Laurent comme « l'ensemble des valeurs sémantiques additionnelles portées par une forme dans le discours. »4 Le sens dans le discours est ainsi une réalité indéterminée, continuelle. Et Meschonnic parle alors de « signifiant ». Toutefois, cette connotation du discours ou sa signifiant «  ne se fonde pas sur une opposition du langage poétique au langage référentiel »1  comme le conçoivent certains auteurs dont Michael Riffaterre et Julia Kristeva. Pour Meschonnic la signifiance est dégagée par l'interrelation qui existe entre les différents systèmes que créent les marques du discours. C'est pourquoi Gérard Dessons et lui affirment ceci :

    « il y a à parler plutôt de sémantique sérielle, avec une paradigmatique et une syntagmatique rythmique et prosodique -l'organisation des signifiants consonantiques-vocaliques en chaîne thématiques, qui se dégage une signifiance - organisation des chaines prosodiques produisant une activité des mots qui ne se confond pas avec leur sens mais participe de leur force, indépendamment de toute conscience qu'on peut en avoir »2.

                  Pour simplifier sans doute à l'extrême, il faut retenir de cette citation que la signifiance est une association d'une pluralité de réseaux sémantiques (« sémantique sérielle ») bâtie sur la combinaison (ou la « syntagmatique » ) d'unités discursives ayant des affinités rythmiques et phoniques.

                Cette citation prouve aussi que la signifiance selon Meschonnic est différente du symbolisme des sons c'est-à-dire de la théorie (en vogue au XIXe siècle) selon laquelle chaque écho vocalique ou consonantique est intrinsèquement porteur de sens.

                  Enfin, relevant du discours, le rythme implique impérativement un sujet que Henri Meschonnic nomme le : « sujet du poème ». Concernant ce point, Lucie Bourassa fait la précision suivante : « la subjectivité du poème n'a rien  à voir avec la présence ou l'absence d'un Je grammatical : elle est faite du système de l'œuvre, qui se réalise dans la signifiance »1. A considérer ce propos, dans un poème, ce sont les différents « systèmes »  ou réseaux respectifs, crées par les marques discursives selon leur identité rythmique et prosodique, qui constituent le sujet du rythme. Dans cette logique, deux discours différents ne peuvent avoir un même sujet rythmique.Ces précisions étant faites, nous aborderons concrètement la notation du rythme selon Meschonnic.

     

     

     

     

    • 2- La notation du rythme selon Meschonnic

                Pour Gerard Dessons, le marquage du rythme proposé par Meschonnic  peut faire l'objet d'une classification. D'une part il y'a « l'accentuation essentielle » et d'autre part « l'accentuation facultative »

                L'accentuation essentielle regroupe l'accent syntaxique et l'accent prosodique.

    Concernant l'accent syntaxique, «  il se place sur la dernière syllabe prononcée d'un groupe syntaxique »1 . Exemple : j'ai parcouru les mers 

                Cet accent est porté par n'importe quel mot pour peu qu'il soit en fin de groupe. Ce qui veut dire que même les clitiques c'est-à-dire «  des mots non accentogènes »2 (les prédéterminant " le, mon, cette,... " ; les pronoms personnels atones " je, me ; tu , te ; il , le, se....", les prépositions, les conjonctions ) sont frappés par l'accent syntaxique quand ils deviennent enclitiques c'est-à-dire placés en fin de groupe. Exemple : Je le mange / Mange le. Cet accent est noté par un trait horizontal (     ) sur l'unité accentuée.

                De plus, il y a l'accent d'attaque (un type précis d'accent syntaxique) qui frappe «  la première syllabe accentuable d'un groupe syntaxique » exemple : j'ai devalé les mornes

                Relativement à l'accent prosodique, il est tributaire de « la répétition de phonèmes  ou de groupes de phonèmes ». Exemple : je t'invite au repos quant toute chose bouge / viens, partage avec moi l'espoir d'être vivant ...

                Dans cet exemple, l'accent prosodique est porté par le son consonantique « t » et le phonème vocalique « o ». Outre le principe de la répétition consonantique ou vocalique,  Meschonnic et Dessons indiquent celui de la « proximité des phonèmes répétés ». Deux critères permettent donc la notation de l'accent prosodique à savoir la récurrence et la contigüité des phonèmes. Cet accent est marqué de la manière suivante :   Mais avec le phénomène de la contre-accentuation que nous verrons plus loin, il comporte un chiffre qui lui est souscrit : 1

             Dans ce canevas, la rime n'est plus qu'un simple retour d'échos vocalique et consonantique puisqu'elle porte aussi l'accent prosodique. Elle participe de la mise en évidence de la signifiance. A ce sujet Meschonnic dit : « la rime n'est pas seulement le retour d'une sonorité, c'est une récurrence de valeurs »3

                Par ailleurs, concernant l'accentuation facultative, elle prend en compte l'accent d'insistance et l'accentuation typographique. Elle est dite facultative parce qu'elle n'est pas perceptible dans tout texte.

                Désigné aussi sous les termes accents oratoires ou rhétoriques, l'accent d'insistance peut frapper toutes les unités linguistiques (Phonèmes, syllabe ou mot entier). Etant un accent de renforcement du discours, sa présence est obligatoirement motivée par le texte et non par une impression personnelle.

                En outre, l'accent typographique est une matérialisation graphique de la voie dans le texte. Ses indices les plus représentatifs sont l'alinéa, le blanc, le changement de caractère et la ponctuation.

             Hormis ces catégories d'accentuation, Meschonnic s'intéresse également à l'accent métrique et au contre-accent.

                A propos de l'accent métrique, Meschonnic ne le rejette pas mais il le conçoit autrement. En effet, pour lui le système métrique français est constitué de deux types de mètres : les mètres simples qui vont de une à huit syllabes et les mètres complexes qui vont de neuf à douze syllabes. Par conséquent, les mètres simples portent un seul accent sur la dernière syllabe comptée.  Quant aux mètres complexes, ils se distinguent par un accent à la césure et un autre à la clausule. Il déduit que l'alexandrin ne peut être un trimètre (trois fois quatre syllabes) ni un tétramètre (quatre fois trois syllabes). C'est un mètre complexe qui ne peut être divisé qu'en deux hexasyllabes (deux fois six syllabes) et qui n'a que deux accents métriques et pas plus.

                Pour finir, au sujet de la notion de contre-accent (suite de deux accents), tandis que les classiques la désapprouvent, Meschonnic pense que ce type d'accent est inhérent au discours. Son rôle est de créer une saturation accentuelle inductrice des systèmes rythmiques et prosodiques dont l'interaction engendre la signifiance. De façon empirique, il est marqué par des chiffres placés sur les accents concernés (1 2 ). Cette succession accentuelle est reliée graphiquement par une ligature (  ) ou attelage. Et la présence de la ligature est impérative, quand les positions accentuées sont séparées par une pause syntaxique ou une pause métrique, pour assurer le continu accentuel. La contre-accentuation est une figure accentuelle pouvant associer soit des accents identiques, soit des accents différents.

    Après l'évocation de ces données théoriques sur l'accentuation selon Meschonnic, nous passerons dans la suite à la mise en pratique de cette notation accentuelle sur notre texte support. Toutefois, nous ne marquerons pas les ligatures. Nous étudierons néanmoins plus loin, en les relevant, quelques zones de  saturation engendrées par ces dites ligatures.

    •3-    l'application du marquage accentuel de Meschonnic au poème de    

          Dervain  

    3

    4

    1

    2

    3

    1

    2

     

     

     

    3

    1

    3

    2

    1

    J'ai parcouru les mers, j'ai dévalé les mornes

    5

     

     

    1

    3

    4

    2

    2

    Poursuivant de mon rêve // un désir qui fut vain

    3

    2

    1

    4

    3

    2

    1

    Je m'enivrai d'espoir // beaucoup plus que de vin

    D'une passion perdue // , J'ai reculé les bornes

    1

    2

    4

    5

    6

    7

    1

    2

    3

     

     

    1

    3

    2

    2

    1

    On me dit que la mer ou le ciel la vipère ou le viorne

    3

    2

    1

    4

    3

    2

    1

    Devraient mettre en mes veines un peu de sang divin

    Etre un peu plus satyre et un peu moins Dervain

    2

    3

    1

     

     

    2

    1

    Je repousse cette offre et je préfère encore

    2

    1

    6

    5

    4

    3

    1

    2

    Rechercher dans ton ombre où le soleil s'endort

    3

    2

    1

    Le reflet de mon sang comme un jour naissant rouge

    Sur la mer Caraïbe glori-eux et fervent

    1

    2

     

     

    2

    1

    Je t'invite au repos quand toute chose bouge

    Viens, partage avec moi l'espoir d'être vivant...

     

             Comme nous l'avons déjà indiqué, contrairement aux classiques pour qui le rythme n'a qu'une visée esthétique, Meschonnic  pense que le rythme dans le langage est un mode de signifier. De même que sur la chaine parlée l'associativité de l'axe paradigmatique et de l'axe syntagmatique créée le sens, de même le rythme de par la selection et la combinaison de ses éléments constitutifs précédemment étudiés, produit la  signifiance. Meschonnic fait la déclaration suivant à ce propos :

    « Le rythme est fait de paradigmes, et il est la syntagmatisation de ces paradigmes »1 

     

                Le marquage accentuel de notre corpus étant réalisé, nous nous emploierons à dégager la signifiance mise en évidence par le rythme dans ce poème.

     

    III-LE DISCOURS DU RYTHME DANS LE POEME DE DERVAIN.

                Le poème soumis à notre analyse, grâce à ses constituants linguistiques et suprasegmentaux, favorise la lecture d'une signifiance ou de réseaux de sens suggérés. Nous porterons notre attention sur deux de ces réseaux qui nous paraissent pertinents. Il s'agit de la poétique d'une quête infinie et de celle de l'altérité.

     

    •1-    la poétique d'une quête infinie ou perpétuelle

     

    Une quête infinie est, en effet, synonyme d'une recherche illimitée d'un objet. Et dans le texte support de notre réflexion, nombre d'indices linguistiques assortis d'un élément suprasegmental, précisément la ponctuation, mettent le sujet parlant dans la posture d'un quêteur perpétuel.

    3

    2

    1

    4

    3

    2

    1

             De prime abord, relativement aux signifiants linguistiques, notons ceux-ci :

    3

    2

    1

     

    «  J'ai parcouru les mers, j'ai dévalé les mornes » (vers1)

    «       (....) , j'ai reculé  les bornes » ( vers 4)

             Comme nous l'avons déjà signifié, ces vers, grâce à l'identité et à la correspondance de leurs structures grammaticales, forment un parallélisme syntaxique. Ce parallélisme, tant dans la conception classique que dans celle de Meschonnic, leur confère une identité rythmique. Ils forment ainsi un paradigme.  Ils sont, en effet, accentués sur les mêmes positions et y portent les mêmes accents. La saturation accentuelle, phénomène signifiant, est, de fait, réalisée aux mêmes postures à savoir participes passé (parcouru, dévalé et reculé) et groupes nominaux (les mers, les mornes et les bornes). Les figures accentuelles qui se dégagent de cette saturation sont identiques dans ces différents hémistiches  car elles se distinguent par l'alternance d'un accent métrique (1) et d'un accent prosodique ( 2 ). La ligature  permet de les mettre en relation.

    2

    3

    3

    2

    2

    3

                Cette interrelation accentuelle entre ces hémistiches participe de l'écriture de la recherche illimitée du locuteur grâce au nombre pluriel, trait commun, de leur dernier groupe de mots accentués :

                «  Les mers », «   les mornes » et « les bornes ».

                Ce nombre quantitativement élevé par l'antéposition du déterminant pluriel "les", caractéristique commune de ces trois syntagmes nominaux, leur confère un sème connotatif identique notamment l'innombrable, l'illimité, le continue.

             De même, l'identité syntaxique et rythmique de ces vers fait de l'itération du passé composé un mode de signifier. Temps verbal de ces trois propositions (les trois hémistiches), le passé composé exprime, selon la grammaire normative, une action produite dans un passé récent mais qui a encore des relents, une suite dans le présent. Il s'inscrit ainsi dans le canevas du continue. Et sa répétition est donc signalétique d'une insistance sur cette continuité, ce fuyant.  

    1

                Concernant l'isotopie de la quête, elle est intimement tributaire des relevés textuels suivant :

    « pa


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :