• La « nuit », une métaphore obsédante chez Senghor, l’exemple de « Que m’accompagnent Koras et Balafong » et de « Chaka »

    La « nuit », une métaphore obsédante chez Senghor, l’exemple de « Que m’accompagnent Koras et Balafong » et de « Chaka »

     

     

    Adou BOUATENIN

    Maître ès Lettres Modernes

    Université Félix Houphouët Boigny

    Côte d’Ivoire

    diderplacidus@hotmail.fr

     

     

    L’on a toujours considéré Léopold Sédar Senghor comme un poète. Mais qu’en est-il de lui-même dans sa production poétique ? Qu’est-ce qu’il dit de lui-même ? À la lumière de la psychocritique, nous avons essayé de montrer que de façon inconsciente, il a dû dire ce qu’il est. Par la métaphore obsédante de « la nuit », l’image personnelle de Senghor qui se laisse saisir des réseaux associatifs est celle du poète. Comme « la psychocritique travaille sur le texte et sur les mots des textes » et se veut « d’abord une méthode de découverte », nous avons jugé fort utile qu’elle nous fournira quelques éléments de réponses pour expliquer pourquoi Senghor fait recours au mot « nuit » pour se définir comme poète par excellence.

     

    Mots clés : Senghor, Psychocritique, femme, nuit, rêve, mythe personnel

     

     

    Introduction

     

                Un adage en Afrique dit que « la nuit porte conseil ». En croire à cet adage, la nuit serait une personne capable de conseiller. Il s’agit d’une image. La vérité est que la nuit, loin des bruits du jour, des travaux, allongé sur le lit auprès de son/sa conjoint(e), avec les douces caresses, est le moment propice de la réflexion. Dans la prise de décision, le conjoint ou la conjointe joue un rôle primordial, car durant la nuit, il/elle peut permettre à son conjoint ou à sa conjointe d’agencer ses idées confuses de la journée. La nuit, moment favorable de repos, de réflexion, de méditation, d’inspiration, semble-t-il, est le temps de régénérer ses forces. C’est la nuit que les grands artistes travaillent, donnent forme à leur idée.

    Le mot « nuit » et ses variantes sont récurrentes dans les poèmes de Léopold Sédar Senghor. Lire Senghor et ne pas s’en apercevoir est impardonnable. Cette abondance du mot « nuit » a fait dire Michel Hausser que « Senghor s’est fait, légitiment, une réputation de poète de la nuit »[1] Cette présente suscite des interrogations : quelle place occupe la nuit chez le poète ? Que représente la nuit chez Senghor ? Quel impact la nuit a-t-elle sur Senghor ? La nuit est-elle une hantise ou une muse poétique chez Léopold Sédar Senghor ? Etc. Ce que nous savons est donné par Michel Hausser. Il dit « c’est, semble-t-il, à partir de ce caractère qu’il est possible de bâtir un mythe senghorien de la nuit »[2]. Autrement dit, c’est à partir de la présence exhaustive du mot « nuit » dans ses textes poétiques qu’il est possible de bâtir ou d’en déduire le mythe senghorien de la nuit. La nuit, selon le même auteur, est l’emblème de calme, de douceur, de beauté, d’amour et d’authenticité[3]. Qu’en est-il chez Senghor ? À quelle image renvoie le mythe senghorien de la nuit ?

    Ces nombreuses interrogations qui trottinent dans notre tête nous ont amené à formuler le sujet suivant : La « nuit », une métaphore obsédante chez Senghor, l’exemple de « Que m’accompagnent Koras et Balafong » et de « Chaka ». 

    Pour ce présent travail nous ferons appel à la psychocritique. La psychocritique, parce qu’elle « consiste à étudier une œuvre ou un texte pour relever des faits et des relations issus de la personnalité inconsciente de l’écrivain ou du personnage. En d’autres termes, la psychocritique a pour but de découvrir les motivations psychologiques inconscientes d’individu, à travers ses écrits ou ses propos[4] Elle se veut donc une méthode d’analyse littéraire et scientifique, car ses recherches sont fondées essentiellement sur les textes et aussi parce que sa méthode est basée sur la psychanalyse de Freud et de ses disciples.

    Pour Charles Mauron, « la psychocritique travaille sur le texte et sur les mots des textes »[5], et le critique qui use de cette méthode ne doit pas s’éloigner du texte.

          Le psychocritique, pour sa part, ne perd pas les textes de vue. Il s’est promis d’en accroître l’intelligence et ne réussira que si son effort y rencontre celui des autres disciplines critiques.[6]

     

    La présence de ces relations appelées « métaphores obsédantes » va constituer ce que Charles Mauron appelle le « mythe personnel » de l’écrivain. Le mythe personnel est « l’expression de la personnalité inconsciente et de son évolution » de l’écrivain dans son texte. En d’autres termes, le mythe personnel est l’image que l’écrivain se construit de façon inconsciente dans son œuvre ou dans son texte, et qui permet de saisir sa personnalité (qui laisse transparaître la nature de sa personne). Pour aboutir au mythe personnel de l’écrivain ou du poète, il faut rechercher dans le texte ou à travers l’œuvre comment se répètent et se modifient les réseaux, groupements ou d’un mot plus général, nous dira Charles Mauron.

                On cherche, à travers l’œuvre du même écrivain, comment se répètent et se modifient les réseaux, groupements ou d’un mot en général, les structures révélées par la première opération […] ; la seconde opération combine ainsi l’analyse des thèmes variés avec celle des rêves et de leurs métamorphoses. Elle aboutit normalement à l’image d’un mythe personnel.[7]

    La première opération consiste donc en une superposition des textes du même auteur pour faire apparaître des réseaux d’associations ou des groupements d’images obsédantes et probablement involontaires. De ce fait, la psychocritique nous fera comprendre la personnalité inconsciente de Senghor et les fondements ou les mobiles de l’obsession de certains thèmes qui font penser à la hantise ou la muse poétique. La psychocritique nous fournira également les clés pour expliquer pourquoi Senghor fait recours au mot « nuit ».

    En tout cas, il semble évident que c’est l’explication psychanalytique que nous pouvons comprendre les raisons qui ont amené Senghor à abonder ses textes poétiques du syntagme « nuit ». En effet, la psychocritique accroît « notre intelligence des textes littéraires en y discernent d’abord, pour les étudier ensuite, les relations dont la source doive être raisonnablement recherchée dans la personnalité inconsciente de l’autre, faute de la pouvoir trouver dans sa volonté ou dans le hasard[8] En plus, le poète ou l’écrivain, en écrivant, n’est pas conscient des mots répétés ou des mots qui reviennent de façon récurrente sous sa plume dans son texte.

          L’écrivain n’a conscience que de leur adaptation à sujet actuel. Il ignore l’origine profonde et personnelle de leur répétition.[9]

     

    Et comme la psychocritique se veut « d’abord une méthode de découverte »[10], nous avons jugé bon de l’appliquer sur les textes poétiques de Senghor pour découvrir l’impact de la nuit sur lui et sur ses productions poétiques.

    De ce fait, avec la psychocritique, nous montrerons que la nuit est avant tout une hantise chez Senghor avant d’être une muse poétique.

     

    1-      La nuit, hantise ou poétique chez Senghor

     

                La hantise est une sorte d’obsession, souvenir involontaire ou obstiné d’une chose ou de quelqu’un qui nous hante. Dans Que m’accompagnent Koras et Balafong, la hantise de la nuit chez Senghor se justifie. Loin de l’Afrique, du Sénégal, Senghor se souvient des « nuits » ou son oncle Tokô’Waly lui contait ou l’expliquait les mystères de son village :

     

    Tokô’Waly mon ocle, te souviens-tu des nuits de jadis

    quand s’appésantissait ma tête sur ton dos de patience

    Ou que me tenant par la main, ta main me guidait par

          ténèbres et signes ? (p.34)

     

    Étant étudiant en France, il remarqua que les nuits d’Afrique sont différentes des nuits de France : « Nuit d’Afrique ma nuit noire, mystique et claire et brillante » (p.35). Il a alors la nostalgie des nuits d’Afrique. Il s’enferma dans sa chambre étudiante pour composer, sans doute, ses textes poétiques pour échapper à la raison hellène.

     

    Nuit qui délivre des raisons des salons des sophismes,

          Des pirouettes des pretextes, des haines calculées des car-

          Nages humanisés (p.35)

     

    La nuit apparaît dès lors comme une échappatoire, un moyen de se libérer de cette nostalgie. C’est, peut-être, en voulant retrouver les nuits d’Afrique en France que Senghor s’est mis à l’écriture poétique. De la hantise, la nuit serait une source d’inspiration, une source de création poétique, une muse poétique, pour ainsi dire.

                Dans Chaka, la nuit n’est pas un moment propice à la douceur ni à la composition poétique, mais un moment de trouble, de peur : « … Le pouls fiévreux de la nuit ! » (p.119) ; « cette longue nuit sans sommeil… » (p.119). C’est durant la nuit que Chaka tua « Nolivé aux bras de boas, aux lèvres de serpent-minute » de ses propres mains. Et chaque nuit, Chaka entend « le roucoulement au matin de Nolivé », c’est-à-dire la voix matinale de Nolivé. Il n’arrive pas à dormir à force de sentir la présence de Nolivé. Il manque de sommeil, et la nuit devient une hantise. À vrai dire c’est Nolivé qui est son hantise. Il doit veiller malgré lui : « Et nous voilà debout aux porte de la Nuit, buvant des contes très anciens et mâchant des voix blanches » (p.129). La nuit, Chaka se souvient de Nolivé, il se voit donner la mort à Nolivé « d’une main sans tremblement » (p.117). Le spectre de Nolivé le hante à tel point de se donner la mort : « Ô ma fiancée, j’ai longtemps attendu cette heure » (p.125). Ce vers est repris à la page 127 : « Ô ma fiancée, j’ai longtemps attendu cette heure » pour insister sur l’empressement de finir avec l’emprise de la nuit sur lui.

    Si l’on considère que Senghor est Chaka, alors nous pouvons dire que la nuit est plutôt une hantise que muse poétique chez Senghor.

     

    2-      La « Nuit », métaphore obsédante de la femme chez Senghor

     

                L’on sait que Senghor s’est fait « une réputation de poète de nuit »[11]. Cependant, il convient de mettre à nu l’image obsédante ou la métaphore obsédante à laquelle renvoie l’emploi de « nuit » dans ses textes poétiques. Dans notre corpus, Senghor s’approprie la nuit. La nuit devient sa propriété, sa chose. En effet, par l’emploi de l’adjectif « ma », Senghor montre que la nuit est inhérente à sa nature : « O ma nuit ! O ma Noire ! Ma Nolivé » (Chaka)/« Nuit d’Afrique, ma nuit, mystique et claire noire et brillante » (Que m’accompagnent Koras et Balafong).

    Dans ces extraits ci-dessus, nous constatons que l’évocation de la nuit est renforcée par une autre évocation, en occurrence par l’évocation d’une personne féminine. Ce qui suppose que la nuit égale à la femme (Nuit = Femme). Autrement dit la nuit en tant que objet qu’il possède est en fait une personne. Ce qui laisse dire que la nuit est l’image de la femme.

                Dans Chaka,, lorsque le poète Senghor/ Chaka évoque la nuit, c’est à Nolivé qu’il songe. Le réseau associatif de la nuit dans Chaka se constitue de « O ma Nuit ! O ma Noire ! ma Nolivé », « O ma Nuit ! ô ma Blonde ! ma lumineuse sur les collines », « Que de cette nuit blonde- ô ma Nuit ô ma noire ma Nolivé ». Dans ce réseau associatif, comme le disons tantôt, la Nuit est une autre désignation de Nolivé, et elle est matérialisée par la lettre majuscule de « N ». Dans ce réseau associatif, il y a aussi le mot « Noire » qui y revient. Autrement dit, Senghor établit un rapport entre Nuit et Noire. Dans la nuit, il y a le sème de l’obscurité, du noir. La Nuit, la Noire, c’est la même chose ou les deux faces d’une même réalité. Nous comprenons alors l’emploi des variantes de nuit : « Obscur dans le jour », « la splendeur noire », etc. Nolivé est une Africaine, pour dire l’image obsédante que ressort de ce réseau associatif est l’image de la femme africaine. Cependant, à y voir de près, l’on constate que l’emploi de « Nuit » implique une corrélation systématique de « blonde » ce qui vient fausser notre analyse. Alors il convient d’établir le réseau associatif de « blonde » et de le superposer à celui de « nuit ». Le réseau associatif de « blonde » est le suivant : « O ma Nuit ! ô ma Blonde ! ma lumineuse sur les collines », « Que de cette nuit blonde – ô ma Nuit ô ma Noire, ma Nolivé », « la nuit diamantine », « ô ma Blonde », « chair noire de lumière ». Ce réseau associatif trouve son sens de l’explication que nous avons donné de ce syntagme nominal « Ma Négresse blonde » (p.129)

     

          L’emploi de « Négresse » renvoyant à l’Afrique, et de « blonde » à l’Europe […] ; le poète met en relief deux cultures opposables. […] En effet, le nominal « Négresse » renvoie à ce qui est propre aux Nègres, et par extension à l’Afrique. Quant à l’adjectif « blonde », il renvoie à tout ce qui est propre aux Blancs, et par ricochet à l’Europe.[12]

     

    Nous voyons par cette explication que le syntagme nominal essaie d’associer deux images féminines, l’une négresse et l’autre blonde. Nous voyons également que le premier réseau associatif est modifié par le second réseau, à telle enseigne que la superposition de ces deux réseaux associatifs donne une et une seule métaphore obsédante. Ce n’est plus la femme africaine mais une femme métissée qui est la métaphore obsédante. Cette métaphore obsédante renvoie à l’image de Ginette Éboué[13]. Même si les critiques pensent que Senghor a supprimé les textes les plus transparents qui laissent voir le lien entre sa première femme[14], nous pensons de façon inconsciente l’image de cette dernière se lit bien dans ses poèmes. Elle serait donc à la fois une hantise et une muse poétique chez Senghor.

                Dans Que m’accompagnent Koras et Balafong, le réseau associatif de nuit est constitué de « Nuit d’Afrique », « ma Beauté noire », « ma Nuit noire », « ma Noire », « ma Nue ». Ce réseau associatif renvoie à l’image de Soukeïna, la sœur, sans doute, du poète :

     

    -          un baiser de toi Soukeïna !- ces deux mondes antagoniste

    Quand douloureusement-ah ! je ne sais plus

    Qui est ma sœur et qui est ma sœur de lait (p.28)

     

    L’évocation de « Isabelle », considérée comme une Européenne, vient mettre en doute la véracité de nos propos. Est-ce Isabelle ou Soukeïna que le poète fait-il allusion ? Isabelle n’est-elle pas Colette, sa seconde épouse ?

     

    « Oui, j’assume mon amour pour cette femme blanche, je suis son prince, elle est ma princesse de Belborg, nous vivons et exemplifions le dialogue de deux cultures. C’est une belle histoire d’amour…et l’emblème du métissage qui sera la loi de demain »[15].

     

    Nous ne sommes pas situés. Dans tous les cas, Soukeïna ou Isabelle, Ginette Éboué ou Colette, toutes deux sont des femmes. Et ce sont elles qui bercent les nuits du poètes Senghor.

     

    De celles qui bercèrent mes nuits de leur tendresse rêvée

          De leurs mains mêlées (p.28)

     

                Soukeïna n’est-elle pas Ginette Éboué, sa « Nuit, [sa] Nolivé », chantée dans Chaka ? Et Colette n’est-elle pas aussi sa « Nuit, … [sa] Blonde ! [Sa] lumineuse sur les collines », magnifiée dans Chaka ? À ces interrogations, nous pouvons dès lors affirmer, quelle que soit la femme chantée dans les deux poèmes, et désignée par les réseaux associatifs, que c’est l’image de la femme en général qui est mise en évidence. La femme est la métaphore obsédante chez Senghor et sujet de réflexion.

                La femme, qu’elle soit Africaine ou Européenne, Ginette Éboué ou Colette Hubert, est une fois de plus chantée par un poète, en occurrence Léopold Sédar Senghor. La femme est chez ce dernier une hantise et une muse poétique. Hantise parce que la femme est obscure, c’est-à-dire difficile à cerner, à connaître, à comprendre, elle est un mystère à découvrir. L’on comprend alors les raisons pour lesquelles la femme est désignée par la « nuit ». Muse poétique, parce qu’elle est une beauté. Cependant, la nuit, dans l’œuvre de Senghor, a une autre dimension. Elle serait un moment d’amour et de fécondité, mieux moment de création poétique.

     

    3-       La nuit, moment de création poétique

     

                Dans Que m’accompagnent Koras et Balafong, et Chaka, nous avons dit que la Nuit est l’image de la femme chantée par Senghor ; qu’elle est désignée par la Nuit, parce qu’elle est en réalité obscure en elle-même. Cependant, une relecture de ces deux poèmes avec la même méthode d’analyse montre que la Nuit serait un moment de création poétique chez Senghor, un lieu propice pour écrire ses poèmes. La nuit est « l’artéfact » pour accéder à la connaissance, à la muse poétique. Bien qu’il soit vrai que « c’est la nuit que le sommeil engendre des rêves ou des cauchemars, des monstres ou des illuminations, abîmant l’esprit en des chimères merveilleuses qui égarent »[16], il faut, cependant, reconnaître aussi que c’est pendant la nuit que l’on s’adonne véritablement à la réflexion car tout est calme, tout dort, et l’on peut se libérer des fardeaux de la journée.

                Le réseau associatif de la nuit lié à la réflexion dans Que m’accompagnent Koras et Balafong est constitué de « Nuit qui me délivre des raisons des salons, des sophismes, des pirouettes des prétextes des haines calculés des carnages humanisés », « Nuit qui fonds toute ma contradiction, toutes contradictions dans l’unité première de ta négritude » (p. 35). À travers ce réseau associatif, la métaphore obsédante qui se lit est celle du repos : « délivre », « fonds ». De ces verbes mots, il ressort le sème de repos. Occuper la journée, la nuit nous permet de se libérer des travaux du jour, donc de se reposer. Autrement dit, toute la journée, nous avons utilisé la force, et la nuit venue, nous devons amollir cette force ou la récupérer, donc de se reposer et de se consacrer à l’amour : « Dormez, les héros, en ce soir accoucheur de vie, en cette nuit de gradeur » (p.31).

                Dans Chaka, le réseau associatif est constitué de « la nuit diamantine », « cette nuit d’amour sans fin», « chante la Nuit », « aux portes de la Nuit », « l’amant de la Nuit ». Par ce réseau associatif, nous voyons que le poète fait l’éloge de la nuit. Il semble que la nuit, pour lui, l’expérience la plus intense pour accéder à l’infini, à l’imagination : « Voix Voix blanche de l’Outre-mer, mes yeux de l’intérieur éclairent la nuit diamantine » (p.117). De ce réseau associatif, nous pouvons dire que Senghor fait l’amour avec la nuit. Il y a, en effet, un phénomène d’accouplement qui se lit à travers ce réseau. Illustrons nos propos par un schéma.

    Chante la Nuit                                               Cette nuit d’amour

     

    Aux portes de la Nuit                                    l’amant de la Nuit

    De ce schéma, plusieurs lectures sont possibles, néanmoins nous en proposons une : l’amant, le soir venant (aux portes de la Nuit) chante (la Nuit) car cette nuit est une nuit d’accouplement (d’amour). Or chez Senghor, la femme à accoupler n’est que le poète lui-même : «  […] le poète est comme une femme en gésine : il lui faut enfanter »[17]. Ici, l’on peut s’arrêter sur l’image et dit avec raison, comme Stanislas Adotevi[18], que ce Senghor est un « baiseur ». Or ce que l’on oublie, c’est que la poésie peut vouloir dire quelque chose à première vue et dire autre chose après une vue minutieuse, ou dire à la fois quelque chose et son contraire, car les mots de la poésie sont chargés de sens et de significations. À ce propos, citons Senghor.

          Les mots, presque toujours concrets, sont enceintes d’images, l’ordonnance des mots dans la proposition dans la phrase y obéit à la sensibilité plus qu’à l’intelligibilité, aux raisons du cœur plus qu’aux raisons de la raison.[19]

     

    Et comme « les mots sont enceintes d’images », il faut les accoupler, et le moment propice pour le faire est bien sûr la nuit. Senghor ne dit autre chose que la création poétique qui se lit dans ses poèmes.

                Lorsque ce réseau est associé à celui de Que m’accompagnent Koras et Balafong, il apparaît clairement que la nuit est un moment d’amour et de fécondité, et il semble que l’image obsédante est celle d’un « baiseur ». Oui ! Senghor, ce « baiseur », fait l’amour avec les mots, s’accouple avec eux pour enfanter le poème, pour donner vie aux mots[20]. Tout est clair. Senghor se présente comme poète par excellence[21], et la nuit est sa prédilection. Il est l’amant des Muses : « le créateur des paroles de vie », « Le poète du Royaume d’enfance », « Bien mort le politique, et vive le Poète ! », « les yeux de l’Amant » (Chaka)/ « Les poétesses du sanctuaire m’ont nourri », « Les griots du Roi m’ont chanté la légende véridique de ma race aux sons des hautes kôras », « De nouveau je chante un noble sujet » (Que m’accompagnent Koras et Balafong ». C’est cette métaphore obsédante qui se dégage de la superposition des deux réseaux associatifs.

    À ce stade de notre analyse, il reste la vérification de nos résultats avec la biographie ou la vie du poète. Or tel n’est pas le cas dans ce travail. Ce qui veut donc dire que notre travail est inachevé. À l’heure actuelle, la vérification des résultats avec la vie de l’auteur ne s’avère pas trop nécessaire, car savons-nous tous que Senghor a abandonné la politique pour se consacrer à la poésie.

     

     

     

    Conclusion

     

                Que devons-nous retenir ? De ce travail, nous avons deux images obsédantes. D’abord, la première image renvoie à celle de la femme, et enfin, la seconde celle de l’amant des Muses. Un rapprochement des deux images montre que la femme est aussi les Muses, parce que toutes deux féminines (Femme= Muses), autrement dit, Femme et Muse désignent une et une seule réalité : l’inspiration. Donc à la question de savoir si la nuit est une hantise ou Muse poétique, nous pouvons répondre, comme nous sommes au terme de notre analyse, que la nuit chez Senghor est une muse poétique, et dans la même perception que Michel Hausser, affirmer que le mythe personnel de Senghor est le poète de nuit ou le poète de la nuit.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    [1] Michel HAUSSER, Pour une poétique de la négritude, Tome I, Silex/CEDA, p.219

    [2] Idem, p.282

    [3] Ibidem, p.339

    [4] Léandre SAHIRI, À propos de « Deuxième épitre à Laurent Gbagbo » de Tiburce Koffi : les mots utilisés par Tiburce Koffi sont à la limite de l’injure proférée à l’égard de M. Laurent Gbagbo

    [5] Charles MAURON, op. Cit. , p.10

    [6] Idem, p.25

    [7] Charles MAURON, Psychocritique du genre comique, José Corti, Paris, 1964, p.142. Il résume les différentes opérations qui composent la méthode de la psychocritique.

    [8] Idem, p.141

    [9] op.cit., p.80

    [10] op.cit. p.335

    [11] Michel HAUSSER, op. cit.

    [12] Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie dans deux poèmes de Senghor : « Que m’accompagnent Koras et Balafong », et « Chaka », Mémoire de Master 2, Université Félix Houphouët Boigny, 12 novembre 2014, [sous la direction de N’guettia Kouadio Martin]

    [13] Première femme du poète Senghor. Elle est Guyanaise, or la population Guyanaise s’avère extrêmement métissée.

    [14] « C’est possible mais ce qu’il y a de sûr, c’est que Senghor a supprimé les textes les plus transparents réduisant ainsi, le plus possible, le lien entre sa première femme et la figure de la femme noire. », Entretien de Mongo-Moussa avec Daniel Delas, « Ne prenons pas Senghor pour ce qu’il n’est pas ! », Africultures, disponible sur http://www.africultures.com/php/?nav=article&no=5900

    [15] Senghor, cité par Delas. Idem

    [16] Corinne BAYLE, « Pourquoi la nuit ? »

    [17] Léopold Sédar SENGHOR, postface de l’ÉTHIOPIQUES, « comme les lamantins vont boire à la source », p. 154

    [18] Stanislas ADOTEVI, Négritude et négrologues, Paris, Union générale d’édition, 1972

    [19] Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », Esprit, 19622, p.839

    [20] Jacques CHARPENTREAU, Préface du livre : "La ville en poésie", Édition Gallimard, collection Folio Junior en Poésie. (1979)

    [21] Je vous invite à vous référer à l’étymologique du mot « poète » qui vient de poiein et qui renvoie aux mots tels que créer, fabriquer, inventer


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