• ANNEE 2012-2013

    Université FHB Cocody-Abidjan

    UFR LLC / Département de Lettres Modernes

    UE Grammaire/ Linguistique

    Parcours Linguistique /  CM / Master 1

    Pr hilaire BOHUI

     

    LES THEORIES DU DISCOURS

    Notes de présentation

    La problématique du discours ayant parti lié avec celle de l’énonciation, il paraît plus avantageux, d’un point de vue aussi bien strictement pédagogique que plus largement cognitif, d’établir ce lien d’ordre conceptuel et épistémologique.

    L’homme s’est toujours intéressé à la langue et à sa fonction dans la société. En effet, d’après ce que chaque personne capable d’articuler des mots et des phrases vit au quotidien, on sait que la langue permet aux hommes de communiquer. Elle leur permet ainsi d’être en contact les uns avec les autres. Mais au-delà de cette fonction sociale et universelle de la langue, l’homme s’est investi à savoir comment fonctionne cet "organisme" en lui-même, et dans son rôle de "passerelle" interhumaine. Cette curiosité, ce besoin d’en savoir plus sur la langue expliquent les études qui lui sont consacrées depuis des siècles.

    I - 1 Grammaire prescriptive / normative vs Linguistique(s)

     Selon le point de vue considéré, l’étude d’une langue, de toute langue peut s’orienter au moins dans deux directions avec leurs variantes. D’une part, la Grammaire dite  "prescriptive," "traditionnelle", "normative" qui s’intéresse exclusivement, du moins prioritairement à définir les règles du "bon usage", c’est-à-dire comment écrire et/ou parler correctement une langue.

    D’autre par, toutes les approches que l’on peut regrouper sous la notion de linguistique au sens où cette notion signifie « étude scientifique de la langue » et dont l’intérêt va bien au-delà des questions de "correction" ou du bon usage. Ces approches cherchent à comprendre au mieux le fonctionnement intrinsèque de la langue. Dans cette perspective, nous avons affaire à une démarche "descriptive" (ou descriptiviste). Ces approches linguistiques prennent leur point de départ véritable à partir des travaux du linguiste genevois Ferdinand de Saussure. Ces travaux ont, pour ainsi dire, révolutionné les études linguistiques. Implicitement, cela veut dire qu’avant Saussure, des études pour connaître le fonctionnement de la langue existaient bel et bien. On peut citer la Grammaire de Port-Royal en tant qu’approche comparée des langues.

    Cependant, les travaux de Saussure sont d’une si grande portée dans la conception même de la réflexion sur la langue que tous les spécialistes s’accordent à reconnaître qu’il a révolutionné les études linguistiques. Saussure est en effet considéré comme le père de la linguistique moderne à travers le structuralisme (ou la linguistique structurale) avec les différents "courants" qui s’en réclament plus ou  moins. Parmi ceux-ci, les plus connus sont la grammaire générative, la grammaire transformationnelle (nées aux Etats-Unis d’Amérique), la grammaire distributionnelle.Tous ces courants ou approches du structuralisme défendent la même thèse : la langue est un système de signes clos qu’on doit étudier comme tel et où les éléments n’ont de valeur que dans leur relation de dépendance les uns par rapport aux autres, contribuant ainsi à faire jouer au système (la langue) sa fonction de représentation du monde (désignation de ce qui existe). Mais surtout, la langue, appréhendée comme système de signes est étudiée « en elle-même et pour elle-même ». Cela veut dire que dans l’approche structuraliste (parfois, on dit aussi approche formelle ou formaliste), le linguiste s’intéresse aux règles de fonctionnement intrinsèque (propre) de la langue étudiée. Il s’agit par exemple de décrire comment les signes, c’est-à-dire d’une part les lettres de l’alphabet (représentant des sons) se combinent pour former des mots (autres signes de niveau juste au-dessus de celui des lettres de l’alphabet) ; d’autre part, comment à leur tour les mots se combinent pour former des phrases (niveau supérieur de la combinaison).

    En considérant ces deux principaux niveaux de combinaison des signes de la langue, on dit que celle-ci est doublement articulée, ce que traduit bien la notion de la double articulation de la langue (voir Cours de Linguistique Générale de Saussure) chez les structuralistes et de qualificatif de linguistique descriptiviste. 

    I - 2 Linguistique du code / de la langue vs Linguistique de la parole

    Autre paramètre essentiel à noter dans la linguistique structurale : les phrases  formées par la combinaison des mots et qui occupent le niveau supérieur de l’articulation de la langue sont combinées suivant le principe du sens et bien sûr de la syntaxe pour aboutir aux textes. Le structuraliste ne s’intéressant qu’à la langue et rien qu’à celle-ci, on  dit que le structuralisme est une linguistique du code ou de la langue. En passant volontairement sous silence des étapes intermédiaires caractéristiques de la quête de savoir de l’homme sur la langue pour aller à l’essentiel, on peut dire que les études linguistiques en étaient là lorsque les grammaires génératives et transformationnelles ont innové avec un linguiste américain du nom de Noam CHOMSKY à travers les concepts complémentaires clés que sont la compétence et la performance.

    Le postulat de Chomsky est que tout individu membre d’une communauté linguistique dispose d’une grammaire intériorisée qui lui permet de s’afficher comme sujet social par sa participation aux échanges verbaux. Pour ce linguiste, la " compétence" désigne ainsi l’aptitude virtuelle de tout sujet parlant (le locuteur de toute langue) à produire un nombre infini de phrases à partir d’un modèle. La " performance", elle, désigne l’aptitude du même sujet parlant à interpréter ou comprendre une infinité de phrases à partir d’un modèle donné. Par ce double concept, la parole est ainsi intégrée de fait au champ d’étude linguistique, alors que par le passé on ne s’intéressait qu’au fonctionnement de la langue et non à la parole qui permet de "dire quelque chose". Or, les gestes du corps, les expressions du visage, les soupirs, les mouvements de tête, le ton qu’on utilise en parlant, les circonstances dans lesquelles on parle, tout peut influencer la communication ; tout peut être significatif, tout peut "vouloir dire quelque chose" ; bref, tout peut transmettre un message.  C’est pourquoi tous ces éléments qui ne font pas partie de la langue elle-même et qu’on appelle pour cette raison des facteurs extralinguistiques jouent un rôle important dans une autre approche de la langue qui s’intéresse à la parole, au langage : c’est la linguistique de l’énonciation.

    Il convient de préciser une chose : on parle de linguistique de l’énonciation (au singulier) comme on parle de l’homme (au singulier) pour désigner l’espèce humaine dans toute sa diversité. En effet, la linguistique de l’énonciation ne constitue pas forcément un domaine uniforme, une perspective homogène ; bien au contraire. Elle est traversée par diverses théories avec parfois chacune sa démarche méthodologique voire épistémologique propre. C’est pourquoi on parle des théories de l’énonciation ou des linguistiques énonciatives (voir Marie-Anne Paveau et Georges-Elia Sarfati dans Les grandes théories de la linguistique pour ne citer que cet ouvrage).

     Mais quelle que soit leur orientation, les linguistiques de l’énonciation ont toutes en commun d’aller au-delà de la linguistique de la langue qu’elles critiquent sur ses insuffisances et limites pour « étudier les faits de la parole : la production des énoncés par les locuteurs dans la réalité de la communication » Paveau et Sarfati(2003 : 166). Que signifie donc ce concept fondateur et "révolutionnaire" qu’est l’énonciation ? D’où vient-il ? Quels en sont les figures de proue et les principaux théoriciens?

    I-                    RAPPELS SUCCINCTS SUR LES THEORIES DE L’ENONCIATION     

    Comme cela a été précédemment souligné (voir notes de présentation), la linguistique structurale en général conçoit la langue comme un système autotélique, c’est-à-dire fermé sur lui-même et qu’il faut étudier en tant que tel, les éléments du système n’ayant de sens que les uns par rapport aux autres. On peut donc résumer en disant qu’avec la linguistique structurale, on a affaire à une linguistique du mot et/ ou de la phrase dans laquelle les facteurs extralinguistiques ne comptent pas dans la production du sens et son interprétation.

    Au contraire d’une telle vision, la perspective de l’énonciation qui, justement prend en compte entre autres le locuteur, le contexte de sa prise de parole, les circonstances dans lesquelles cette parole est proférée, etc. est une nouvelle épistémologie (nouvelle manière d’appréhender la langue, nouvelle démarche ou méthode d’analyse) en matière d’étude linguistique. En fait, nous avons affaire non seulement à un changement épistémologique, mais également à une profonde modification conceptuelle : plutôt qu’une linguistique du mot et/ ou de la phrase, il s’agit d’une linguistique du discours au centre de laquelle les notions de sujet d’énonciation (le locuteur) et communication prennent toute leur importance.         

                I -1 L’énonciation : Histoire et définitions

                Comment peut-on alors définir la notion d’énonciation qui semble couvrir tout le processus de communication depuis la production du message jusqu’à sa réception (sa compréhension ou son interprétation) ?  Mais par-dessus tout, d’où vient-il ? A quels linguistiques doit-on cette notion ?

                II -1-1 L’Enonciation : Histoire succincte d’une notion

                L’avis selon lequel Emile Benveniste est le "père" de la théorie de l’énonciation est si répandue qu’on en oublie presque les tout premiers auteurs par qui cette notion a été révélée dans le champ linguistique. Paveau et Sarfati (2003 : 168) notent ainsi que « l’intérêt des linguistes pour les problèmes énonciatifs remonte aux années 1910 et 1920 en Europe et en Russie », époque qui voit l’émergence de la problématique énonciative. Mais l’essor, à la même époque, du modèle structuraliste arrête le développement de cette problématique.

                 Les noms de Charles Bally (Français) et du Russe Mikhaïl Bakhtine-Volochinov (1875-1975) sont cités comme les tous premiers à avoir instruit « la problématique de l’énonciation et de l’interaction ». Le premier, Bally prend la défense des ressources intrinsèques de la langue française à propos du discours indirect libre, en réponse à une critique d’un linguiste allemand sur la « répugnance du français pour le discours indirect libre à cause de la nécessité de la construction conjonctive ». Paveau et Sarfati(2003 : 168).

                Chez Bakhtine, « la conception du langage, fondamentalement interactive, implique nécessairement la prise en compte de l’énonciation » (idem) au centre de la laquelle le sujet parlant tient une place privilégiée et est relation avec son environnement. De là vient que pour lui, « l’énonciation est alors le véritable lieu de la parole, définie comme interaction verbale ». Autrement dit, déjà dans les années 20, l’approche énonciative du langage est inséparable d’une théorie du « sujet », l’instance qui dit " je" en parlant.  Sur cette base, on peut donc soutenir que ces deux auteurs sont les devanciers de Benveniste dont le statut de "père" de la théorie de l’énonciation dans la tradition française est ancré dans les consciences comme une évidence.

                Il faut également noter l’apport d’un linguiste comme Roman Jakobson. En effet, l’intégration de la dimension énonciative faite par ce chercheur à la conception de la communication est sans aucun doute un apport considérable. A ce propos, on ne peut passer sous silence son schéma de la communication (1963) avec ses six fonctions :

    -          la fonction expressive ou émotive, centrée sur l’émetteur ou le destinateur du message (le sujet parlant) ;

    -          la fonction conative qui intéresse le récepteur ou le destinataire du message ;

    -          la fonction référentielle, portant sur l’objet du message, les informations censées objectives ;

    -          la fonction phatique relative au canal utilisé lors de la communication ;

    -          la fonction poétique intéresse le message en tant que tel ; on touche ici au travail sur le style ;

    -          la fonction métalinguistique centrée sur le code lui-même.

     

    Il faut cependant noter que malgré le caractère novateur des travaux de Jakobson, ceux-ci ne manquent pas de soulever de vives critiques sur leurs insuffisances et limites. Parmi les critiques Kerbrat-Orecchioni Catherine (1980 :19). Entre autres reproches faits à la conception de la communication selon Jakobson, c’est le quasi diktat de l’émetteur sur le récepteur dans une sorte de linéarité parfaite des échanges : un locuteur s’adresse à un interlocuteur presque passif, alors que s’il y a échanges de paroles, ils ne peuvent être que mutuels, comme inscrits dans un mouvement de va et vient, l’interlocuteur y prenant une part active au même titre que le locuteur. Ainsi, plutôt que de parler d’énonciation, c’est la notion de co-énonciation qui convient. Telle est la thèse défendue et promue par Antoine Culioli (voir infra)

     

                            I-1-2 Enonciation : définitions

                Comme précédemment annoncé, Emile Benveniste (1902-1976)  passe pour être le père de la théorie de l’énonciation. Rien d’étonnant donc que les définitions de la notion commencent avec lui.

                            I-1-2-1 Benveniste et la théorie de l’énonciation

                Selon Emile Benveniste, « L’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (1974 : 80). Benveniste, qui remplace la notion de " parole" par celle de "discours" précise qu’il existe une « différence profonde entre le langage comme système de signes et le langage assumé comme exercice par l’individu. Quand l’individu se l’approprie, le langage se tourne en instance de discours ».

                Une telle définition invite à une distinction, voire à une opposition nette entre ce qui relève de la sémiotique et ce qui appartient au domaine sémantique. Pour  Benveniste, le sémiotique se situe du côté de la langue :

                 Enonçons donc ce principe : tout ce qui relève du sémiotique a pour critère nécessaire et suffisant qu’on puisse l’identifier au sein et dans l’usage de la langue. Chaque signe entre dans un réseau de relations et d’oppositions avec d’autres signes qui le définissent, qui le déterminent à l’intérieur de la langue. Qui dit "sémiotique" dit  "intra-linguistique" (1974 : 222-223)

                On retrouve-là l’héritage structuraliste de Benveniste dans cette définition où  la construction du sens est articulé avec les relations entre les signes du système que constitue la langue, avec pour macro-unité linguistique d’analyse la phrase. Mais l’un des apports significatifs de Benveniste à la connaissance du phénomène d’énonciation est sans aucun doute cet ensemble de procédés par lesquels le locuteur s’inscrit dans son énonciation et qu’on appelle les indices grammaticaux de l’énonciation. Chez Benveniste, ils portent le nom d’ "appareil formel de l’énonciation". Mais au-delà, l’appareil formel lui-même traduit un aspect important de la conception de l’énonciation chez Benveniste, c’est la subjectivité des locuteurs ou la subjectivité dans le langage.

                II-1-2-2 L’appareil formel ou les indices grammaticaux de l’énonciation

                On y compte un composant (paramètre) fondamental comme la situation d’énonciation. Cette notion renvoie à l’ensemble des paramètres grâce auxquels la communication peut avoir lieu, à savoir le locuteur, l’interlocuteur, le lieu et le moment de leur échange. Tous font partie de ce qu’on désigne du nom générique de déixis, mot grec signifiant « ostension » c’est-à-dire le fait de montrer et dont les formes linguistiques sont les déictiques. Ceux-ci comprennent traditionnellement les indices personnels et spatio-temporels. La valeur déictique des indices personnels, savoir "je" et " tu" et leurs variantes vient de ce qu’ils signalent la présence du locuteur (pour le "je") et de l’interlocuteur (pour le " tu"). Pour Benveniste, les pronoms de la première et deuxième personnes grammaticales sont les seuls vrais déictiques personnels contrairement au pronom de la troisième personne ("il "). Et pour cause : est identifié comme "je" le locuteur qui, parlant, s’auto-désigne par ce pronom au moment de sa prise de parole, tandis que "tu" renvoie dans la situation de communication à l’instance à qui "je" s’adresse en utilisant ce pronom. Le cas de "Il" (3è personne) est différent dans la mesure où il réfère (renvoie) à la personne dont " je" et "tu" parlent. Et parce qu’il échappe à la situation de communication,  le pronom de la 3è personne est qualifié de « non-personne » par Benveniste :

                Dans les deux premières personnes, il y a à la fois une personne impliquée et un discours sur cette personne. « Je »  désigne celui qui parle et implique en même temps un énoncé sur le compte de « je » : disant « je », je ne puis ne pas parler de moi. A la 2è personne, « tu » est nécessairement désigné par « je » et ne peut être pensé hors d’une situation posée à partir de « je » ; et en même temps, « je » énonce quelque chose comme prédicat de « tu ». Paveau et Sarfati (2003 : 173)

                C’est que la 1ère et 2è personnes n’ont de réalité précise et instantanément saisissable que dans le discours qui les emploie et n’ont pas de signifié stable et universel. Quant aux déictiques spatio-temporels, ils concernent l’espace et le temps dont l’importance dans la communication est reconnue unanimement. Benveniste les présente comme suit :

                Ce sont les indicateurs de la déixis, démonstratifs, adverbes, adjectifs, qui organisent les relations spatiales et temporelles autour du « sujet » pris comme repère : ceci, ici, maintenant, et leurs nombreuses corrélations cela, hier, l’an dernier, demain, etc. Ils ont en commun ce trait de se définir seulement par rapport à l’instance de discours où ils sont produits, c’est-à-dire sous la dépendance du je qui s’y énonce.(idem).

                Dans  L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, Kerbrat-Orecchioni reprend pour l’essentiel cette approche de l’énonciation de Benveniste au-delà d’apports importants en termes de " réajustements" de certains aspects des travaux de Benveniste. Ainsi, pour Kerbrat-Orecchioni, l’énonciation est d’abord « le mécanisme d’engendrement d’un texte, le surgissement dans l’énoncé du sujet d’énonciation, l’insertion du locuteur au sein de sa parole ». A partir de cette définition, Kerbrat-Orecchioni précise quel doit être l’objet d’étude à privilégier. Pour elle, la tache du linguiste consiste à procéder à « la recherche des procédés linguistiques […] par lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé, s’inscrit dans le message (implicitement ou explicitement) et se situe par rapport à lui (problème de la « distance énonciative »). (1980 : 32)

                On peut donc dire qu’en matière d’énonciation, le locuteur (l’instance qui dit "je") est au centre de l’analyse puisque la construction du sens, c’est-à-dire tout le processus de production et d’interprétation de ce qui est exprimé au moyen de la parole s’organise autour de sa personne, du moment de cette prise de parole, ses choix, sa réalité, son environnement. Si l’on pouvait résumer cette conception dans une formule, ce serait sans doute le Moi – Ici – Maintenant. Dans ces conditions, le terme "énonciation," comme cela apparaît très clairement, doit être envisagé comme le mécanisme ou la technique d’inscription du sujet parlant dans l’énoncé qu’il produit lui-même. Plus simplement, on peut dire que l’énonciation renvoie à « la présence du locuteur à l’intérieur de son propre discours ». Or, il convient de le rappeler, cette présence se fait au moyen d’éléments linguistiques tels que les verbes, les adjectifs, les adverbes (de temps et de lieu), les pronoms personnels etc, connus sous le nom d’indices grammaticaux (de l’énonciation).  A  ce stade, il semble a priori anachronique et sans objet de se demander ce que recouvre la notion de " théorie." Cependant, vu que cette notion a pour complément déterminatif le syntagme "du discours" (théories du discours) quelques élucidations conceptuelles peuvent être utiles.

    II- Quelques Elucidations conceptuelles  

    II-1 Qu’est-ce qu’une "théorie" ?

    Prenons le domaine du sport de rente, en particulier le football professionnel. Une équipe de football se compose d’abord d’athlètes, en l’occurrence les footballeurs. Ceux-ci exercent leur métier dans un encadrement technique dont le premier responsable sur le terrain est l’entraîneur. Celui-ci travaille avec les athlètes selon une certaine "philosophie" du jeu ; cette philosophie c’est sa conception, sa vision du football (ou celle de ses employeurs) censée lui permettre d’atteindre les résultats escomptés, c’est-à-dire les victoires et les trophées pour bâtir au club la notoriété rêvée ou la consolider.  Il existe donc une variété de conceptions du jeu qu’on qualifie parfois aussi de "systèmes" de jeu.

    Par exemple, le football anglais, le "Kick and rush" est réputé pour être un jeu direct, réaliste et sans fioriture, l’efficacité ou la finalité (la victoire ou sa quête) en constituant l’essence. Il en va de même pour le football italien connu pour l’hermétisme ou la rugosité du bastion défensif ; le football brésilien, lui, est réputé pour sa préférence pour le spectacle ou le beau jeu, ce qui autorise certains observateurs à le qualifier de "football champagne." En Côte d’Ivoire, on a parlé du "système Troussier", du nom de l’ex-entraîneur de l’équipe de l’ASEC d’Abidjan. Les observateurs du milieu du football ivoirien connaissent également le système tabouret associé au nom de Yéo Martial.

    Comme on peut le voir, le type de football pratiqué est une approche (une option de jeu parmi d’autres) du football, c’est-à-dire un ensemble de principes et de règles selon lesquels les athlètes doivent évoluer sur l’aire de jeu dans la quête du meilleur résultat possible. Ces principes et règles elles-mêmes s’appuient sur certaines convictions dont ils sont en même temps l’aspect intellectualisé, le côté pratique (la mise en œuvre) incombant aux athlètes en situation de jeu.

    Dans le domaine intellectuel justement, et notamment de la recherche ainsi que de la science, les théories qui y sont la loi du genre constituent pour ainsi dire le socle à partir duquel chaque spécialité de la recherche et de la science aspire aux fins qu’elle s’est assignées ou aux résultats qu’elle prétend obtenir. La notion de théorie telle qu’envisagée dans le cadre de cet enseignement peut donc être définie en première approximation de la manière suivante : ensemble de pensées structurées à partir d’une certaine conviction sur les choses, faits et phénomènes connaissables par l’esprit humain et qui visent à atteindre certains résultats pratiques (pragmatiques) suivant une méthode plus ou moins élaborée à cette fin. Toute théorie suppose donc nécessairement une thèse que l’on promeut (défend).

    Selon Le Petit Robert (2013 : 2548), le terme théorie renvoie ainsi à un « Ensemble d’idées, de concepts abstraits, plus ou moins organisés, appliqué à un domaine particulier ». Dans ce sens, "théorie" a pour synonymes spéculation ; conception, doctrine, système, thèse.  A ce stade, on peut déjà dire qu’une théorie du discours est une approche du discours, c’est-à-dire une certaine conception du discours avec son vocabulaire, son analyse, etc.  Qu’est-ce donc que le "discours"?

    II-2 Que recouvre le terme "Discours" ?

    Dans son acception ordinaire, le mot "discours" est entendu dans le sens de "profération de parole". Une connotation péjorative de "développement verbeux" c’est-à-dire inopportun et dénué d’intérêt est parfois associée à cette acception courante. Dans ses Eléments d’analyse du discours (p 14 -15), G. E. Sarfati présente un "tableau synoptique" du mot qui en dit long sur sa polysémie. Le terme "discours" désigne tour à tour :

    -          Le langage mis en action, la langue assumée par le sujet parlant ; il a alors pour synonyme "parole" en tant qu’il représente le mode d’actualisation par excellence (à l’écrit ou à l’oral) de la langue, code virtuel de communication.

    -          En grammaire de texte, tout énoncé supérieur à la phrase, considéré du point de vue des règles d’enchaînement des suites de phrases.

    -          Pour Benveniste, l’instance d’énonciation (le « moi-ici-maintenant » du sujet parlant).

    Au sens restreint et spécialisé le mot discours renvoie dans cette perspective à tout énoncé envisagé dans sa dimension interactive et s’oppose alors au "récit". Dans cette opposition, le discours se distingue par une énonciation supposant un locuteur et un interlocuteur avec une volonté du premier d’influencer le second. Le terme renvoie ainsi à tout échange verbal entre deux personnes ou plus.

    -          En analyse conversationnelle (une autre théorie du langage voisine et complémentaire de la pragmatique) "discours" a justement pour synonyme  "conversation".

    -          Selon Maingueneau, le discours est un système de contraintes qui régissent la production d’un ensemble illimité d’énoncés à partir d’une certaine position sociale ou idéologique. C’est la question des genres de discours qui est visée ; on parlera ainsi de discours féministe, de discours politique, etc. Il convient ici de distinguer entre type de discours et genre de discours : le premier, d’acception plus large inclut le second qui en est comme une déclinaison ou une modalité. Par exemple, les termes comme coup franc, tir au but, pénalty, carton rouge, hors jeu, etc. s’appliquent au football en tant que genre particulier de sport pris globalement. On dira donc que ces termes appartiennent au discours footballistique en tant que genre en même temps qu’ils relèvent du discours sportif.

    -          Hors de la conception logocentriste du langage, le terme "discours" est également entendu comme tout système de signes non verbal, en étroite relation avec les réseaux de signification ou de signifiance qui intéresse la sémiotique. On pense ici, par exemple aux panneaux et à toutes les signalisations routières qui font le code de la route.

    -          En analyse du discours, l’ensemble des textes considérés en relation avec leurs conditions historiques (sociales, idéologiques) de production. Cette définition rejoint celle antérieure de Maingueneau dans la mesure où elle intègre la dimension des genres (discours syndical, masochiste,  politique, etc).

    Si le mot discours qui en est une composante essentielle est polysémique, l’analyse du discours ne se présente pas davantage de façon unitaire tant les nuances sur son objet sont réelles.  C’est ce qui justifie la notion de théories du discours (au pluriel). Et parce que le  terme discours renvoie à la langue en situation, il a pour synonyme admis le terme "langage." On ne s’étonnera donc pas des différentes composantes de l’intitulé générique de cet enseignement parmi lesquelles initiation à une approche du lange : la pragmatique.

     

    Remarque : Pétition de principe

    La grande polysémie du terme "discours" donne une idée sur l’impossible unanimisme dans la connaissance et le traitement de l’objet "discours" dans le domaine de la linguistique. En effet, autour d’un objet commun envisagé dans une conception logocentrique (primauté de la parole, du verbe) tout aussi partagée, les approches en sciences du langage se multiplient, se chevauchent parfois, revendiquent souvent leur autonomie heuristique et même épistémologique. On hésite ainsi à parler de "disciplines", de "courants", de "domaines" propres et distincts, etc. L’analyse conversationnelle avec ses variantes internes ; l’analyse du discours elle-même tantôt considérée comme une discipline "mère" tantôt comme une spécificité ou un simple espace de problématisation ; la pragmatique et ses différentes approches, etc. montrent bien que dans les théories du discours l’élément structurant est l’objet d’étude commun, c’est-à-dire le discours (la parole ou le langage). G.E. Sarfati et M.A Paveau dans Les grandes théories de la linguistique. De la grammaire comparée à la pragmatique (2003) distinguent ainsi entre les linguistiques discursives qui comprennent la linguistique textuelle, l’analyse du discours et la sémantique textuelle d’une part, et les théories pragmatiques d’autre part. En toute logique donc le présent cours tel qu’intitulé devrait procéder à une revue de littérature sur toutes les approches connues à ce jour en matière d’étude du discours au sens linguistique du terme. Ce ne serait là que tout bénéfice pour chacun. L’orientation donnée à cet enseignement est cependant restrictive, ne privilégiant à dessein que certaines des approches du discours où celui-ci est envisagé dans le cadre d’une interaction sociale et plus particulièrement la pragmatique.

    Pour conclure cette note de présentation, il faut donc observer que la linguistique de l’énonciation apparaît comme un cadre global de problématisation et d’étude du langage ou discours sous différentes approches. Il convient par ailleurs de retenir que dans ce cadre-là, l’étude (de l’énonciation) peut s’orienter dans deux directions complémentaires : d’une part l’étude du mécanisme linguistique d’inscription du sujet parlant dans son propre discours ; d’autre part l’étude de l’interaction verbale ou des actes de langage. La pragmatique privilégie cette deuxième orientation.

    Bibliographie indicative

    Benveniste Emile (1966 &1974). Problèmes de linguistique générale tome 1 &2, Paris, Editions Gallimard.

                Cervoni Jean, 1992 (1987), L’Enonciation, Paris, PUF

    Culioli Antoine (1990-1999), Pour une linguistique de l’énonciation, 3 tomes, Editions Ophys

    Ducrot Oswald (1984), Le Dire et le Dit, Paris, Editions de Minuit

    Kerbrat Orecchioni Catherine (1980). L’Enonciation. De la subjectivité dans le langage. Paris, Armand Colin

    Paveau Marie-Anne, Sarfati Georges-Elia (2003). Les grandes théories de la linguistique. De la grammaire comparée à la pragmatique, Paris, Armand Colin.

     

     

     

     

     

    CH I- Initiation à une théorie du langage : la pragmatique 

                             II –1 La Pragmatique : Définitions  

    Dans l’usage, le mot "pragmatique" appartient  à deux classes grammaticales selon le cotexte ; il peut être employé comme adjectif et comme nom. En tant qu’adjectif, il se rapporte évidemment à un mot ; on dira par exemple de quelqu’un qu’il a un sens pragmatique des choses ; d’un tel autre qu’il a fait preuve d’une attitude pragmatique. Dans ce sens, le mot "pragmatique" est en général compris comme signifiant sens "pratique" ou " réaliste", c’est-à-dire qui n’est pas adepte des grandes théories improductives, oiseuses, etc.

    Selon l’étude de C. Morris sur l’appréhension de toute langue, cette acception adjective du terme "pragmatique" se situe dans le même paradigme que les mots "sémantique" et "syntaxique", toute étude de langue (naturelle ou formelle) comportant un composant sémantique, un composant syntaxique et un composant pragmatique. Si la syntaxe concerne les rapports des signes les uns aux autres ( les règles de combinaison des mots), que la sémantique intéresse leurs relations avec la réalité (le sens ou de signification), la pragmatique, elle, privilégie « les relations des signes avec leurs utilisateurs, leur emploi et leurs effets ». Les auteurs du Dictionnaire d’analyse du discours (p 454) précisent ainsi que : « De manière plus générale, quand on parle aujourd’hui de composant pragmatique ou quand on dit qu’un phénomène est soumis à des "facteurs pragmatiques", on désigne par là le composant qui traite des processus d’interprétation des énoncés en contexte : qu’il s’agisse de la référence des embrayeurs ou des déterminants du nom, qu’il s’agisse de la force illocutoire de l’énoncé, de sa prise en charge par le locuteur (l’énoncé peut être ironique, par exemple) des implicites qu’il libère, des connecteurs, etc. ».

    Cette précision assure l’articulation avec ce qui nous occupe à savoir la pragmatique. Employé comme nom, il faut observer que le mot est assez productif bien qu’il n’ait pas une valeur stable et univoque, dans la mesure où il permet de désigner, selon Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (Dictionnaire d’analyse du discours, p 454-457) tour à tour une sous discipline de la linguistique ; un certain courant d’étude du discours, ou une  certaine conception du langage.

    II -2 Histoire succincte de la Pragmatique

                Du point de vue étymologique, le terme pragmatique vient du grec "pragma" qui signifie action. Cependant, sans entrer dans les détails historiques et étymologiques, on peut retenir que le terme pragmatique ressortit originellement au domaine de la philosophie, en particulier la philosophie du langage. En effet, tous les spécialistes qui s’intéressent à son histoire évoquent invariablement ses rapports étroits avec la philosophie anglo-saxonne. Selon Dominique Maingueneau (1997: V) « La pragmatique […] a pour contexte culturel privilégié la philosophie anglo-saxonne. Issue des réflexions de philosophes et de logiciens, elle n’est en rien l’apanage des linguistes et ouvre tout autant sur la sociologie ou la psychologie ». Le terme a ensuite intégré le domaine de la linguistique grâce à des auteurs dont le plus représentatif est sans aucun doute l’Anglais John Austin. Dans on ouvrage How to do things with words (1962) traduit de l’anglais en 1970 sous le titre de Quand dire, c’est faire, John Langshaw Austin a théorisé le premier l’interaction verbale en décrivant comment « le langage configure également notre relation à autrui, en quoi l’usage de la parole est aussi une modalité de l’agir ». Plus simplement, cela signifie que c’est Austin qui, le premier a formalisé la manière dont, par le langage, les hommes agissent les uns sur les autres, s’influencent mutuellement et donc comment, de la sorte, parler devient un acte que l’on pose.

    Depuis les travaux de Austin, la langue n’est plus simplement confinée dans sa fonction instrumentale comme c’était le cas jusque-là avec la conception descriptiviste de la linguistique structurale en particulier. Avec Austin, la langue acquiert un statut de modalité ou de moyen d’action. Le langage ou le discours est un "acte" que l’on pose, car parler c’est agir d’où la notion des actes de langage ou de parole. Georges-Elia Sarfati (2002 : 22) note dans cette optique : « En développant une conception opérationnelle de l’usage linguistique, Austin dépasse la philosophie de la représentation en suggérant que le langage est également vecteur d’action ».

    Paul Grice a poursuivi le travail de Austin en particulier sur la problématique de l’implicite, un des objets fondamentaux qui intéressent les théories de l’énonciation en général et celles du discours en particulier. Que recouvre le terme de " implicite" ?  Dans la vie au quotidien, la langue constitue le moyen privilégié des relations humaines (interhumaines ou sociales). Dans bien des circonstances de communication, les hommes parlent et se parlent de manière directe, explicite. Supposons ce dialogue entre des personnes (locuteur1= L1 et locuteur 2 = L2) qui se connaissent et se rencontrent :

    - Bonjour Océane, mais où vas-tu ainsi l’air pressée ? 

    - Au campus ; au revoir !

    On admet d’ordinaire qu’un échange comme celui qui précède ne dissimule rien et que tout y est dit de manière explicite, les informations données n’ayant pas besoin d’un quelconque effort pour être comprises. Mais la réalité des rapports sociaux n’est pas toujours aussi explicite, les échanges communicatifs faisant souvent appel à des non-dits qu’il faut interpréter. Certains de ces non-dits sont inscrits dans la langue elle-même (on les appelle les présupposés), d’autres en revanche dépendent de la situation de communication ou du contexte (ce sont les sous-entendus). En voici quelques exemples :

    1-      Sadia s’est passé de son fauteuil roulant (=Sadia n’utilise plus de fauteuil roulant / Sadia utilisait un fauteuil roulant avant)

    2-      Kouadio ne boit plus (=Kouadio a cessé de boire / Kouadio buvait avant)

    3-      Pamela est divorcée depuis peu (=Pamela n’est plus mariée / Pamela était mariée jusqu’à une date récente)

    4-      L’effort fait les forts (= si on ne fournit pas d’effort, si on est paresseux on n’a aucune chance d’être fort, on n’obtient aucun résultat)

    5-      Si tu travailles bien, tu auras un cadeau (= Si tu ne travailles pas bien tu n’auras pas de cadeau)

    6-      Tu me répondras si je m’adresse à toi (=Si je m’adresse à quelqu’un d’autre, tu te tais).

    Les trois premiers énoncés relèvent de ce qu’on appelle les présupposés tandis que les trois derniers appartiennent au domaine des sous-entendus, tous deux faisant partie de l’implicite. Sur cette base et à ce stade, on peut définir l’implicite comme tout ce qu’un locuteur laisse entendre et qui comprend la catégorie des sous-entendus et des présupposés. Quelles sont donc les caractéristiques des deux composantes de l’implicite ?

    II-2-1- Présupposés et Sous-entendus : présentation succincte

    Comme cela a été dit précédemment, l’expérience des relations sociales montre qu’ en matière de communication au moyen du langage, les messages peuvent être transmis avec la plus grande clarté possible ou de manière directe qui ne laisse pas de place à l’interprétation, au doute susceptible de conduire à des "erreurs" de compréhension. Toutefois, il est très fréquent que les messages délivrés comportent quelque "zone d’ombre" du fait de l’énonciation même ou des mots utilisés. Dans ces conditions, l’interlocuteur aura besoin de faire un certain effort de décodage ou de faire appel au système épistémique (croyances et connaissances, etc.) partagé avec le locuteur. En effet, pour diverses raisons, la communication interhumaine n’est pas toujours claire comme de l’eau de roche ; bien au contraire, tout n’étant pas toujours dicible en toute transparence, on peut être amené à suggérer les choses, à les dire sans paraître les avoir dites, c’est-à-dire transmettre un message indirect alors même que l’objet principal de la communication est, lui, saisi du premier coup, sans aucune difficulté. Parfois même, cette information en arrière plan qui paraît a priori secondaire peut être la véritable information que l’on cherche à passer. Autrement dit, l’expérience de la communication atteste que l’on peut dire sans vraiment dire, qu’on peut " sous-entendre". Sous-entendre quelque chose en parlant c’est le dire indirectement, de manière voilée ; on dit aussi dans ce sens "insinuer" quelque chose. Considéré de ce point de vue, le sous-entendu est généralement assez bien connu des usagers d’une langue,  que ce soit comme notion ou comme pratique langagière. Cela n’est pas toujours le cas de la présupposition. 

    II-2-1-1 A propos des contenus présupposés

    D’un point de vue morphologique, le terme "présupposé" est comparable à  d’autres comme préposition, prédéterminé, précuire, prédisposition, etc. où le préfixe "pré" est associé à un autre mot. Il s’agit respectivement de position, déterminé, cuire et disposition. Le préfixe permet ainsi d’assigner au mot l’idée d’un état, d’une action antérieure ou simplement de ce qui est "avant".  Pour les besoins de la description, considérons que  le terme "Présupposé" se compose de pré- et –posé et revenons aux exemples précédents :

    1-Sadia s’est passé de son fauteuil roulant (= Sadia n’utilise plus de fauteuil roulant /Sadia utilisait un fauteuil roulant avant)

    2-Kouadio ne boit plus (=Kouadio a cessé de boire / Kouadio buvait avant)

    3-Pamela est divorcée depuis peu (=Pamela n’est plus mariée / Pamela était mariée jusqu’à une date récente)

    Le sens immédiat de l’énoncé (1) est « Sadia n’utilise plus de fauteuil  roulant» ; c’est l’information principale objet de la communication. Pour cette raison même, elle correspond à ce qu’on appelle le posé du contenu de l’énoncé en tant que message de premier plan délivré par le locuteur et instantanément saisi comme tel.  C’est pourquoi, dit Ducrot (1984 : 20), « le posé est ce que j’affirme en tant que locuteur » ; il soutient encore que « le posé se présente comme simultané à l’acte de communication, comme apparaissant pour la première fois, dans l’acte de communication, au moment de cet acte ».

    Mais énoncer « Sadia n’utilise plus de fauteuil roulant » c’est dire que, auparavant, il en était autrement et c’est à cet aspect "antérieur" de plus ou moins fraîche date que correspond le sens « Sadia utilisait un fauteuil roulant auparavant ». Or ce sens n’est pas directement formulé par l’énoncé mais vient d’une opération de déduction que l’on nomme inférence. En effet, « Sadia utilisait un fauteuil roulant avant » est inféré de « Sadia s’est passé de son fauteuil roulant » à partir de la connaissance que l’interlocuteur a du code utilisé, c’est-à-dire ici le français. Grâce à cette connaissance, il sait que « ne plus faire une chose » est non seulement l’annonce de la cessation de cette chose mais aussi l’aveu de ce que justement on faisait cette chose par le passé. Ce deuxième sens "caché" et pourtant bien présent en arrière plan, donc non visible parce que non offert sous forme de signes à lire, c’est ce qu’on appelle le présupposé. Il est présupposé, mieux préposé, c’est-à-dire posé avant parce que, en toute logique, on ne peut mettre fin qu’à quelque chose qu’on a déjà commencé à faire et que l’on continuait probablement de faire. Ducrot (1984 : 29-21) observe dans ce sens que « le présupposé est […] commun aux deux personnages du dialogue, comme l’objet d’une complicité fondamentale qui lie entre eux les participants à l’acte de communication » et qui « essaie toujours de se situer dans un passé de la connaissance, éventuellement fictif, auquel le locuteur fait semblant de se référer ». Ainsi dans « Sadia s’est passé de son fauteuil roulant », on ne peut inférer le sens « Sadia n’utilise plus de fauteuil roulant » sans passer par la reconnaissance préalable de ce que naguère Sadia se servait de fauteuil roulant. Il en va de même pour les énoncés (2) Kouadio ne boit plus et (3) Pamela est divorcée depuis peu : Kouadio ne boit plus signifie « Kouadio a cessé de boire », ce qui est une reconnaissance de ce que Kouadio buvait avant. Quant à (3), il signifie « Pamela n’est plus mariée », ce qui veut dire implicitement que Pamela était mariée auparavant.

    Ces exemples montrent bien une des caractéristiques fondamentales du contenu présupposé ou du présupposé : son affiliation consubstantielle à l’énoncé lui-même et c’est bien ce qui valide la procédure d’inférence en l’activant. L’inférence s’appuie en effet sur les mots mêmes de l’énoncé pour en "extraire" le sens dissimulé. C’est pourquoi Ducrot (1984 : 25) affirme « la détection des présupposés n’est pas liée à une réflexion individuelle des sujets parlants, mais […] elle est inscrite dans la langue ». En effet, le présupposé étant « attaché à l’énoncé lui-même » ainsi qu’ « aux phénomènes syntaxiques les plus généraux », il relève intrinsèquement de la langue (le "composant linguistique"). La présupposition est donc « partie intégrante du sens des énoncés » (1984 :44)

    La deuxième caractéristique des présupposés est qu’ils peuvent subir avec succès le test de négation et d’interrogation par la préservation ou conservation de leur contenu asserté. Pour l’énoncé (1) ce contenu est le fait que Sadia utilisait un fauteuil roulant avant. Selon Ducrot, « les présupposés d’une assertion sont conservés lorsque cette assertion est transformée en négation ou en interrogation ». Ainsi, que ce soit :

    Sadia utilise-t-elle toujours / encore le fauteuil roulant ?

    Sadia n’utilise plus le fauteuil roulant.

    Ce qui est permanent et qui constitue comme un déterminant sémique fixe c’est que Sadia utilisait un fauteuil roulant dans un passé récent.

    Comme on le voit, l’analyse pour arriver à tirer toute la conséquence sémantique des énoncés ci-dessus s’appuie toujours sur certaines unités linguistiques de l’énoncé qu’elle exploite. Dans (1) par exemple,  l’unité sur laquelle s’appuie le travail d’assignation de sens est la suite " n’utilise plus" ; dans l’énoncé (2), c’est "a cessé", et dans (3) "n’est plus". A partir de ce constat, Kerbrat-Orecchioni (1986 : 13) dit ainsi, à propos des « supports linguistiques des contenus implicites » que « toute unité de contenu susceptible d’être décodée possède nécessairement dans l’énoncé un support linguistique quelconque ». Et à la page suivante, l’auteur précise : « Toute unité de contenu, explicite ou implicite, possède un ancrage textuel ou indirect, donc en dernière instance certains supports signifiants sur lesquels repose prioritairement son émergence ».

    Pour résumer, il faut noter que le posé d’un énoncé est le contenu du message délivré en principale intention de communication ; c’est l’information donnée prioritairement à l’interlocuteur. Le présupposé, lui, est le contenu second ou dérivé de l’information principale suivant une procédure de déduction liée aux mots et leur syntaxe, c’est-à-dire à la langue elle-même. Qu’en est-il du contenu sous-entendu ?

    II-2-1-2 A propos des contenus sous-entendus

    Retournons aux énoncés déjà proposés :

    3-L’effort fait les forts (= si on ne fournit pas d’effort, si on est paresseux on n’a aucune chance d’être fort, on n’obtient aucun résultat)

    4-Si tu travailles bien, tu auras un cadeau (= Si tu ne travailles pas bien tu n’auras pas de cadeau)

    5-Tu me répondras si je m’adresse à toi (=Si je m’adresse à quelqu’un d’autre, tu te tais).

    Les significations (entre parenthèse) assignées à ces énoncés sont le résultat d’une forme de raisonnement qu’induit l’interlocuteur en prenant à rebours (à l’opposé) les énoncés donnés. Prenons l’exemple (3). L’interprétation selon laquelle « L’effort fait les forts » signifie "Si on est paresseux on n’obtient aucun résultat" ne provient pas, comme dans le cas des présupposés d’un travail de déduction liée à la langue et qui, pour cette raison même est peu discutable. Si elle prend appui sur un sens st


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  • ANNEE 2012-2013

    Université FHB Cocody-Abidjan

    UFR LLC / Département de Lettres Modernes

    UE Grammaire/ Linguistique

    Parcours Linguistique /  CM / Master 1

    Pr hilaire BOHUI

     

    LES THEORIES DU DISCOURS

    Notes de présentation

    La problématique du discours ayant parti lié avec celle de l’énonciation, il paraît plus avantageux, d’un point de vue aussi bien strictement pédagogique que plus largement cognitif, d’établir ce lien d’ordre conceptuel et épistémologique.

    L’homme s’est toujours intéressé à la langue et à sa fonction dans la société. En effet, d’après ce que chaque personne capable d’articuler des mots et des phrases vit au quotidien, on sait que la langue permet aux hommes de communiquer. Elle leur permet ainsi d’être en contact les uns avec les autres. Mais au-delà de cette fonction sociale et universelle de la langue, l’homme s’est investi à savoir comment fonctionne cet "organisme" en lui-même, et dans son rôle de "passerelle" interhumaine. Cette curiosité, ce besoin d’en savoir plus sur la langue expliquent les études qui lui sont consacrées depuis des siècles.

    I - 1 Grammaire prescriptive / normative vs Linguistique(s)

     Selon le point de vue considéré, l’étude d’une langue, de toute langue peut s’orienter au moins dans deux directions avec leurs variantes. D’une part, la Grammaire dite  "prescriptive," "traditionnelle", "normative" qui s’intéresse exclusivement, du moins prioritairement à définir les règles du "bon usage", c’est-à-dire comment écrire et/ou parler correctement une langue.

    D’autre par, toutes les approches que l’on peut regrouper sous la notion de linguistique au sens où cette notion signifie « étude scientifique de la langue » et dont l’intérêt va bien au-delà des questions de "correction" ou du bon usage. Ces approches cherchent à comprendre au mieux le fonctionnement intrinsèque de la langue. Dans cette perspective, nous avons affaire à une démarche "descriptive" (ou descriptiviste). Ces approches linguistiques prennent leur point de départ véritable à partir des travaux du linguiste genevois Ferdinand de Saussure. Ces travaux ont, pour ainsi dire, révolutionné les études linguistiques. Implicitement, cela veut dire qu’avant Saussure, des études pour connaître le fonctionnement de la langue existaient bel et bien. On peut citer la Grammaire de Port-Royal en tant qu’approche comparée des langues.

    Cependant, les travaux de Saussure sont d’une si grande portée dans la conception même de la réflexion sur la langue que tous les spécialistes s’accordent à reconnaître qu’il a révolutionné les études linguistiques. Saussure est en effet considéré comme le père de la linguistique moderne à travers le structuralisme (ou la linguistique structurale) avec les différents "courants" qui s’en réclament plus ou  moins. Parmi ceux-ci, les plus connus sont la grammaire générative, la grammaire transformationnelle (nées aux Etats-Unis d’Amérique), la grammaire distributionnelle.Tous ces courants ou approches du structuralisme défendent la même thèse : la langue est un système de signes clos qu’on doit étudier comme tel et où les éléments n’ont de valeur que dans leur relation de dépendance les uns par rapport aux autres, contribuant ainsi à faire jouer au système (la langue) sa fonction de représentation du monde (désignation de ce qui existe). Mais surtout, la langue, appréhendée comme système de signes est étudiée « en elle-même et pour elle-même ». Cela veut dire que dans l’approche structuraliste (parfois, on dit aussi approche formelle ou formaliste), le linguiste s’intéresse aux règles de fonctionnement intrinsèque (propre) de la langue étudiée. Il s’agit par exemple de décrire comment les signes, c’est-à-dire d’une part les lettres de l’alphabet (représentant des sons) se combinent pour former des mots (autres signes de niveau juste au-dessus de celui des lettres de l’alphabet) ; d’autre part, comment à leur tour les mots se combinent pour former des phrases (niveau supérieur de la combinaison).

    En considérant ces deux principaux niveaux de combinaison des signes de la langue, on dit que celle-ci est doublement articulée, ce que traduit bien la notion de la double articulation de la langue (voir Cours de Linguistique Générale de Saussure) chez les structuralistes et de qualificatif de linguistique descriptiviste. 

    I - 2 Linguistique du code / de la langue vs Linguistique de la parole

    Autre paramètre essentiel à noter dans la linguistique structurale : les phrases  formées par la combinaison des mots et qui occupent le niveau supérieur de l’articulation de la langue sont combinées suivant le principe du sens et bien sûr de la syntaxe pour aboutir aux textes. Le structuraliste ne s’intéressant qu’à la langue et rien qu’à celle-ci, on  dit que le structuralisme est une linguistique du code ou de la langue. En passant volontairement sous silence des étapes intermédiaires caractéristiques de la quête de savoir de l’homme sur la langue pour aller à l’essentiel, on peut dire que les études linguistiques en étaient là lorsque les grammaires génératives et transformationnelles ont innové avec un linguiste américain du nom de Noam CHOMSKY à travers les concepts complémentaires clés que sont la compétence et la performance.

    Le postulat de Chomsky est que tout individu membre d’une communauté linguistique dispose d’une grammaire intériorisée qui lui permet de s’afficher comme sujet social par sa participation aux échanges verbaux. Pour ce linguiste, la " compétence" désigne ainsi l’aptitude virtuelle de tout sujet parlant (le locuteur de toute langue) à produire un nombre infini de phrases à partir d’un modèle. La " performance", elle, désigne l’aptitude du même sujet parlant à interpréter ou comprendre une infinité de phrases à partir d’un modèle donné. Par ce double concept, la parole est ainsi intégrée de fait au champ d’étude linguistique, alors que par le passé on ne s’intéressait qu’au fonctionnement de la langue et non à la parole qui permet de "dire quelque chose". Or, les gestes du corps, les expressions du visage, les soupirs, les mouvements de tête, le ton qu’on utilise en parlant, les circonstances dans lesquelles on parle, tout peut influencer la communication ; tout peut être significatif, tout peut "vouloir dire quelque chose" ; bref, tout peut transmettre un message.  C’est pourquoi tous ces éléments qui ne font pas partie de la langue elle-même et qu’on appelle pour cette raison des facteurs extralinguistiques jouent un rôle important dans une autre approche de la langue qui s’intéresse à la parole, au langage : c’est la linguistique de l’énonciation.

    Il convient de préciser une chose : on parle de linguistique de l’énonciation (au singulier) comme on parle de l’homme (au singulier) pour désigner l’espèce humaine dans toute sa diversité. En effet, la linguistique de l’énonciation ne constitue pas forcément un domaine uniforme, une perspective homogène ; bien au contraire. Elle est traversée par diverses théories avec parfois chacune sa démarche méthodologique voire épistémologique propre. C’est pourquoi on parle des théories de l’énonciation ou des linguistiques énonciatives (voir Marie-Anne Paveau et Georges-Elia Sarfati dans Les grandes théories de la linguistique pour ne citer que cet ouvrage).

     Mais quelle que soit leur orientation, les linguistiques de l’énonciation ont toutes en commun d’aller au-delà de la linguistique de la langue qu’elles critiquent sur ses insuffisances et limites pour « étudier les faits de la parole : la production des énoncés par les locuteurs dans la réalité de la communication » Paveau et Sarfati(2003 : 166). Que signifie donc ce concept fondateur et "révolutionnaire" qu’est l’énonciation ? D’où vient-il ? Quels en sont les figures de proue et les principaux théoriciens?

    I-                    RAPPELS SUCCINCTS SUR LES THEORIES DE L’ENONCIATION     

    Comme cela a été précédemment souligné (voir notes de présentation), la linguistique structurale en général conçoit la langue comme un système autotélique, c’est-à-dire fermé sur lui-même et qu’il faut étudier en tant que tel, les éléments du système n’ayant de sens que les uns par rapport aux autres. On peut donc résumer en disant qu’avec la linguistique structurale, on a affaire à une linguistique du mot et/ ou de la phrase dans laquelle les facteurs extralinguistiques ne comptent pas dans la production du sens et son interprétation.

    Au contraire d’une telle vision, la perspective de l’énonciation qui, justement prend en compte entre autres le locuteur, le contexte de sa prise de parole, les circonstances dans lesquelles cette parole est proférée, etc. est une nouvelle épistémologie (nouvelle manière d’appréhender la langue, nouvelle démarche ou méthode d’analyse) en matière d’étude linguistique. En fait, nous avons affaire non seulement à un changement épistémologique, mais également à une profonde modification conceptuelle : plutôt qu’une linguistique du mot et/ ou de la phrase, il s’agit d’une linguistique du discours au centre de laquelle les notions de sujet d’énonciation (le locuteur) et communication prennent toute leur importance.         

                I -1 L’énonciation : Histoire et définitions

                Comment peut-on alors définir la notion d’énonciation qui semble couvrir tout le processus de communication depuis la production du message jusqu’à sa réception (sa compréhension ou son interprétation) ?  Mais par-dessus tout, d’où vient-il ? A quels linguistiques doit-on cette notion ?

                II -1-1 L’Enonciation : Histoire succincte d’une notion

                L’avis selon lequel Emile Benveniste est le "père" de la théorie de l’énonciation est si répandue qu’on en oublie presque les tout premiers auteurs par qui cette notion a été révélée dans le champ linguistique. Paveau et Sarfati (2003 : 168) notent ainsi que « l’intérêt des linguistes pour les problèmes énonciatifs remonte aux années 1910 et 1920 en Europe et en Russie », époque qui voit l’émergence de la problématique énonciative. Mais l’essor, à la même époque, du modèle structuraliste arrête le développement de cette problématique.

                 Les noms de Charles Bally (Français) et du Russe Mikhaïl Bakhtine-Volochinov (1875-1975) sont cités comme les tous premiers à avoir instruit « la problématique de l’énonciation et de l’interaction ». Le premier, Bally prend la défense des ressources intrinsèques de la langue française à propos du discours indirect libre, en réponse à une critique d’un linguiste allemand sur la « répugnance du français pour le discours indirect libre à cause de la nécessité de la construction conjonctive ». Paveau et Sarfati(2003 : 168).

                Chez Bakhtine, « la conception du langage, fondamentalement interactive, implique nécessairement la prise en compte de l’énonciation » (idem) au centre de la laquelle le sujet parlant tient une place privilégiée et est relation avec son environnement. De là vient que pour lui, « l’énonciation est alors le véritable lieu de la parole, définie comme interaction verbale ». Autrement dit, déjà dans les années 20, l’approche énonciative du langage est inséparable d’une théorie du « sujet », l’instance qui dit " je" en parlant.  Sur cette base, on peut donc soutenir que ces deux auteurs sont les devanciers de Benveniste dont le statut de "père" de la théorie de l’énonciation dans la tradition française est ancré dans les consciences comme une évidence.

                Il faut également noter l’apport d’un linguiste comme Roman Jakobson. En effet, l’intégration de la dimension énonciative faite par ce chercheur à la conception de la communication est sans aucun doute un apport considérable. A ce propos, on ne peut passer sous silence son schéma de la communication (1963) avec ses six fonctions :

    -          la fonction expressive ou émotive, centrée sur l’émetteur ou le destinateur du message (le sujet parlant) ;

    -          la fonction conative qui intéresse le récepteur ou le destinataire du message ;

    -          la fonction référentielle, portant sur l’objet du message, les informations censées objectives ;

    -          la fonction phatique relative au canal utilisé lors de la communication ;

    -          la fonction poétique intéresse le message en tant que tel ; on touche ici au travail sur le style ;

    -          la fonction métalinguistique centrée sur le code lui-même.

     

    Il faut cependant noter que malgré le caractère novateur des travaux de Jakobson, ceux-ci ne manquent pas de soulever de vives critiques sur leurs insuffisances et limites. Parmi les critiques Kerbrat-Orecchioni Catherine (1980 :19). Entre autres reproches faits à la conception de la communication selon Jakobson, c’est le quasi diktat de l’émetteur sur le récepteur dans une sorte de linéarité parfaite des échanges : un locuteur s’adresse à un interlocuteur presque passif, alors que s’il y a échanges de paroles, ils ne peuvent être que mutuels, comme inscrits dans un mouvement de va et vient, l’interlocuteur y prenant une part active au même titre que le locuteur. Ainsi, plutôt que de parler d’énonciation, c’est la notion de co-énonciation qui convient. Telle est la thèse défendue et promue par Antoine Culioli (voir infra)

     

                            I-1-2 Enonciation : définitions

                Comme précédemment annoncé, Emile Benveniste (1902-1976)  passe pour être le père de la théorie de l’énonciation. Rien d’étonnant donc que les définitions de la notion commencent avec lui.

                            I-1-2-1 Benveniste et la théorie de l’énonciation

                Selon Emile Benveniste, « L’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (1974 : 80). Benveniste, qui remplace la notion de " parole" par celle de "discours" précise qu’il existe une « différence profonde entre le langage comme système de signes et le langage assumé comme exercice par l’individu. Quand l’individu se l’approprie, le langage se tourne en instance de discours ».

                Une telle définition invite à une distinction, voire à une opposition nette entre ce qui relève de la sémiotique et ce qui appartient au domaine sémantique. Pour  Benveniste, le sémiotique se situe du côté de la langue :

                 Enonçons donc ce principe : tout ce qui relève du sémiotique a pour critère nécessaire et suffisant qu’on puisse l’identifier au sein et dans l’usage de la langue. Chaque signe entre dans un réseau de relations et d’oppositions avec d’autres signes qui le définissent, qui le déterminent à l’intérieur de la langue. Qui dit "sémiotique" dit  "intra-linguistique" (1974 : 222-223)

                On retrouve-là l’héritage structuraliste de Benveniste dans cette définition où  la construction du sens est articulé avec les relations entre les signes du système que constitue la langue, avec pour macro-unité linguistique d’analyse la phrase. Mais l’un des apports significatifs de Benveniste à la connaissance du phénomène d’énonciation est sans aucun doute cet ensemble de procédés par lesquels le locuteur s’inscrit dans son énonciation et qu’on appelle les indices grammaticaux de l’énonciation. Chez Benveniste, ils portent le nom d’ "appareil formel de l’énonciation". Mais au-delà, l’appareil formel lui-même traduit un aspect important de la conception de l’énonciation chez Benveniste, c’est la subjectivité des locuteurs ou la subjectivité dans le langage.

                II-1-2-2 L’appareil formel ou les indices grammaticaux de l’énonciation

                On y compte un composant (paramètre) fondamental comme la situation d’énonciation. Cette notion renvoie à l’ensemble des paramètres grâce auxquels la communication peut avoir lieu, à savoir le locuteur, l’interlocuteur, le lieu et le moment de leur échange. Tous font partie de ce qu’on désigne du nom générique de déixis, mot grec signifiant « ostension » c’est-à-dire le fait de montrer et dont les formes linguistiques sont les déictiques. Ceux-ci comprennent traditionnellement les indices personnels et spatio-temporels. La valeur déictique des indices personnels, savoir "je" et " tu" et leurs variantes vient de ce qu’ils signalent la présence du locuteur (pour le "je") et de l’interlocuteur (pour le " tu"). Pour Benveniste, les pronoms de la première et deuxième personnes grammaticales sont les seuls vrais déictiques personnels contrairement au pronom de la troisième personne ("il "). Et pour cause : est identifié comme "je" le locuteur qui, parlant, s’auto-désigne par ce pronom au moment de sa prise de parole, tandis que "tu" renvoie dans la situation de communication à l’instance à qui "je" s’adresse en utilisant ce pronom. Le cas de "Il" (3è personne) est différent dans la mesure où il réfère (renvoie) à la personne dont " je" et "tu" parlent. Et parce qu’il échappe à la situation de communication,  le pronom de la 3è personne est qualifié de « non-personne » par Benveniste :

                Dans les deux premières personnes, il y a à la fois une personne impliquée et un discours sur cette personne. « Je »  désigne celui qui parle et implique en même temps un énoncé sur le compte de « je » : disant « je », je ne puis ne pas parler de moi. A la 2è personne, « tu » est nécessairement désigné par « je » et ne peut être pensé hors d’une situation posée à partir de « je » ; et en même temps, « je » énonce quelque chose comme prédicat de « tu ». Paveau et Sarfati (2003 : 173)

                C’est que la 1ère et 2è personnes n’ont de réalité précise et instantanément saisissable que dans le discours qui les emploie et n’ont pas de signifié stable et universel. Quant aux déictiques spatio-temporels, ils concernent l’espace et le temps dont l’importance dans la communication est reconnue unanimement. Benveniste les présente comme suit :

                Ce sont les indicateurs de la déixis, démonstratifs, adverbes, adjectifs, qui organisent les relations spatiales et temporelles autour du « sujet » pris comme repère : ceci, ici, maintenant, et leurs nombreuses corrélations cela, hier, l’an dernier, demain, etc. Ils ont en commun ce trait de se définir seulement par rapport à l’instance de discours où ils sont produits, c’est-à-dire sous la dépendance du je qui s’y énonce.(idem).

                Dans  L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, Kerbrat-Orecchioni reprend pour l’essentiel cette approche de l’énonciation de Benveniste au-delà d’apports importants en termes de " réajustements" de certains aspects des travaux de Benveniste. Ainsi, pour Kerbrat-Orecchioni, l’énonciation est d’abord « le mécanisme d’engendrement d’un texte, le surgissement dans l’énoncé du sujet d’énonciation, l’insertion du locuteur au sein de sa parole ». A partir de cette définition, Kerbrat-Orecchioni précise quel doit être l’objet d’étude à privilégier. Pour elle, la tache du linguiste consiste à procéder à « la recherche des procédés linguistiques […] par lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé, s’inscrit dans le message (implicitement ou explicitement) et se situe par rapport à lui (problème de la « distance énonciative »). (1980 : 32)

                On peut donc dire qu’en matière d’énonciation, le locuteur (l’instance qui dit "je") est au centre de l’analyse puisque la construction du sens, c’est-à-dire tout le processus de production et d’interprétation de ce qui est exprimé au moyen de la parole s’organise autour de sa personne, du moment de cette prise de parole, ses choix, sa réalité, son environnement. Si l’on pouvait résumer cette conception dans une formule, ce serait sans doute le Moi – Ici – Maintenant. Dans ces conditions, le terme "énonciation," comme cela apparaît très clairement, doit être envisagé comme le mécanisme ou la technique d’inscription du sujet parlant dans l’énoncé qu’il produit lui-même. Plus simplement, on peut dire que l’énonciation renvoie à « la présence du locuteur à l’intérieur de son propre discours ». Or, il convient de le rappeler, cette présence se fait au moyen d’éléments linguistiques tels que les verbes, les adjectifs, les adverbes (de temps et de lieu), les pronoms personnels etc, connus sous le nom d’indices grammaticaux (de l’énonciation).  A  ce stade, il semble a priori anachronique et sans objet de se demander ce que recouvre la notion de " théorie." Cependant, vu que cette notion a pour complément déterminatif le syntagme "du discours" (théories du discours) quelques élucidations conceptuelles peuvent être utiles.

    II- Quelques Elucidations conceptuelles  

    II-1 Qu’est-ce qu’une "théorie" ?

    Prenons le domaine du sport de rente, en particulier le football professionnel. Une équipe de football se compose d’abord d’athlètes, en l’occurrence les footballeurs. Ceux-ci exercent leur métier dans un encadrement technique dont le premier responsable sur le terrain est l’entraîneur. Celui-ci travaille avec les athlètes selon une certaine "philosophie" du jeu ; cette philosophie c’est sa conception, sa vision du football (ou celle de ses employeurs) censée lui permettre d’atteindre les résultats escomptés, c’est-à-dire les victoires et les trophées pour bâtir au club la notoriété rêvée ou la consolider.  Il existe donc une variété de conceptions du jeu qu’on qualifie parfois aussi de "systèmes" de jeu.

    Par exemple, le football anglais, le "Kick and rush" est réputé pour être un jeu direct, réaliste et sans fioriture, l’efficacité ou la finalité (la victoire ou sa quête) en constituant l’essence. Il en va de même pour le football italien connu pour l’hermétisme ou la rugosité du bastion défensif ; le football brésilien, lui, est réputé pour sa préférence pour le spectacle ou le beau jeu, ce qui autorise certains observateurs à le qualifier de "football champagne." En Côte d’Ivoire, on a parlé du "système Troussier", du nom de l’ex-entraîneur de l’équipe de l’ASEC d’Abidjan. Les observateurs du milieu du football ivoirien connaissent également le système tabouret associé au nom de Yéo Martial.

    Comme on peut le voir, le type de football pratiqué est une approche (une option de jeu parmi d’autres) du football, c’est-à-dire un ensemble de principes et de règles selon lesquels les athlètes doivent évoluer sur l’aire de jeu dans la quête du meilleur résultat possible. Ces principes et règles elles-mêmes s’appuient sur certaines convictions dont ils sont en même temps l’aspect intellectualisé, le côté pratique (la mise en œuvre) incombant aux athlètes en situation de jeu.

    Dans le domaine intellectuel justement, et notamment de la recherche ainsi que de la science, les théories qui y sont la loi du genre constituent pour ainsi dire le socle à partir duquel chaque spécialité de la recherche et de la science aspire aux fins qu’elle s’est assignées ou aux résultats qu’elle prétend obtenir. La notion de théorie telle qu’envisagée dans le cadre de cet enseignement peut donc être définie en première approximation de la manière suivante : ensemble de pensées structurées à partir d’une certaine conviction sur les choses, faits et phénomènes connaissables par l’esprit humain et qui visent à atteindre certains résultats pratiques (pragmatiques) suivant une méthode plus ou moins élaborée à cette fin. Toute théorie suppose donc nécessairement une thèse que l’on promeut (défend).

    Selon Le Petit Robert (2013 : 2548), le terme théorie renvoie ainsi à un « Ensemble d’idées, de concepts abstraits, plus ou moins organisés, appliqué à un domaine particulier ». Dans ce sens, "théorie" a pour synonymes spéculation ; conception, doctrine, système, thèse.  A ce stade, on peut déjà dire qu’une théorie du discours est une approche du discours, c’est-à-dire une certaine conception du discours avec son vocabulaire, son analyse, etc.  Qu’est-ce donc que le "discours"?

    II-2 Que recouvre le terme "Discours" ?

    Dans son acception ordinaire, le mot "discours" est entendu dans le sens de "profération de parole". Une connotation péjorative de "développement verbeux" c’est-à-dire inopportun et dénué d’intérêt est parfois associée à cette acception courante. Dans ses Eléments d’analyse du discours (p 14 -15), G. E. Sarfati présente un "tableau synoptique" du mot qui en dit long sur sa polysémie. Le terme "discours" désigne tour à tour :

    -          Le langage mis en action, la langue assumée par le sujet parlant ; il a alors pour synonyme "parole" en tant qu’il représente le mode d’actualisation par excellence (à l’écrit ou à l’oral) de la langue, code virtuel de communication.

    -          En grammaire de texte, tout énoncé supérieur à la phrase, considéré du point de vue des règles d’enchaînement des suites de phrases.

    -          Pour Benveniste, l’instance d’énonciation (le « moi-ici-maintenant » du sujet parlant).

    Au sens restreint et spécialisé le mot discours renvoie dans cette perspective à tout énoncé envisagé dans sa dimension interactive et s’oppose alors au "récit". Dans cette opposition, le discours se distingue par une énonciation supposant un locuteur et un interlocuteur avec une volonté du premier d’influencer le second. Le terme renvoie ainsi à tout échange verbal entre deux personnes ou plus.

    -          En analyse conversationnelle (une autre théorie du langage voisine et complémentaire de la pragmatique) "discours" a justement pour synonyme  "conversation".

    -          Selon Maingueneau, le discours est un système de contraintes qui régissent la production d’un ensemble illimité d’énoncés à partir d’une certaine position sociale ou idéologique. C’est la question des genres de discours qui est visée ; on parlera ainsi de discours féministe, de discours politique, etc. Il convient ici de distinguer entre type de discours et genre de discours : le premier, d’acception plus large inclut le second qui en est comme une déclinaison ou une modalité. Par exemple, les termes comme coup franc, tir au but, pénalty, carton rouge, hors jeu, etc. s’appliquent au football en tant que genre particulier de sport pris globalement. On dira donc que ces termes appartiennent au discours footballistique en tant que genre en même temps qu’ils relèvent du discours sportif.

    -          Hors de la conception logocentriste du langage, le terme "discours" est également entendu comme tout système de signes non verbal, en étroite relation avec les réseaux de signification ou de signifiance qui intéresse la sémiotique. On pense ici, par exemple aux panneaux et à toutes les signalisations routières qui font le code de la route.

    -          En analyse du discours, l’ensemble des textes considérés en relation avec leurs conditions historiques (sociales, idéologiques) de production. Cette définition rejoint celle antérieure de Maingueneau dans la mesure où elle intègre la dimension des genres (discours syndical, masochiste,  politique, etc).

    Si le mot discours qui en est une composante essentielle est polysémique, l’analyse du discours ne se présente pas davantage de façon unitaire tant les nuances sur son objet sont réelles.  C’est ce qui justifie la notion de théories du discours (au pluriel). Et parce que le  terme discours renvoie à la langue en situation, il a pour synonyme admis le terme "langage." On ne s’étonnera donc pas des différentes composantes de l’intitulé générique de cet enseignement parmi lesquelles initiation à une approche du lange : la pragmatique.

     

    Remarque : Pétition de principe

    La grande polysémie du terme "discours" donne une idée sur l’impossible unanimisme dans la connaissance et le traitement de l’objet "discours" dans le domaine de la linguistique. En effet, autour d’un objet commun envisagé dans une conception logocentrique (primauté de la parole, du verbe) tout aussi partagée, les approches en sciences du langage se multiplient, se chevauchent parfois, revendiquent souvent leur autonomie heuristique et même épistémologique. On hésite ainsi à parler de "disciplines", de "courants", de "domaines" propres et distincts, etc. L’analyse conversationnelle avec ses variantes internes ; l’analyse du discours elle-même tantôt considérée comme une discipline "mère" tantôt comme une spécificité ou un simple espace de problématisation ; la pragmatique et ses différentes approches, etc. montrent bien que dans les théories du discours l’élément structurant est l’objet d’étude commun, c’est-à-dire le discours (la parole ou le langage). G.E. Sarfati et M.A Paveau dans Les grandes théories de la linguistique. De la grammaire comparée à la pragmatique (2003) distinguent ainsi entre les linguistiques discursives qui comprennent la linguistique textuelle, l’analyse du discours et la sémantique textuelle d’une part, et les théories pragmatiques d’autre part. En toute logique donc le présent cours tel qu’intitulé devrait procéder à une revue de littérature sur toutes les approches connues à ce jour en matière d’étude du discours au sens linguistique du terme. Ce ne serait là que tout bénéfice pour chacun. L’orientation donnée à cet enseignement est cependant restrictive, ne privilégiant à dessein que certaines des approches du discours où celui-ci est envisagé dans le cadre d’une interaction sociale et plus particulièrement la pragmatique.

    Pour conclure cette note de présentation, il faut donc observer que la linguistique de l’énonciation apparaît comme un cadre global de problématisation et d’étude du langage ou discours sous différentes approches. Il convient par ailleurs de retenir que dans ce cadre-là, l’étude (de l’énonciation) peut s’orienter dans deux directions complémentaires : d’une part l’étude du mécanisme linguistique d’inscription du sujet parlant dans son propre discours ; d’autre part l’étude de l’interaction verbale ou des actes de langage. La pragmatique privilégie cette deuxième orientation.

    Bibliographie indicative

    Benveniste Emile (1966 &1974). Problèmes de linguistique générale tome 1 &2, Paris, Editions Gallimard.

                Cervoni Jean, 1992 (1987), L’Enonciation, Paris, PUF

    Culioli Antoine (1990-1999), Pour une linguistique de l’énonciation, 3 tomes, Editions Ophys

    Ducrot Oswald (1984), Le Dire et le Dit, Paris, Editions de Minuit

    Kerbrat Orecchioni Catherine (1980). L’Enonciation. De la subjectivité dans le langage. Paris, Armand Colin

    Paveau Marie-Anne, Sarfati Georges-Elia (2003). Les grandes théories de la linguistique. De la grammaire comparée à la pragmatique, Paris, Armand Colin.

     

     

     

     

     

    CH I- Initiation à une théorie du langage : la pragmatique 

                             II –1 La Pragmatique : Définitions  

    Dans l’usage, le mot "pragmatique" appartient  à deux classes grammaticales selon le cotexte ; il peut être employé comme adjectif et comme nom. En tant qu’adjectif, il se rapporte évidemment à un mot ; on dira par exemple de quelqu’un qu’il a un sens pragmatique des choses ; d’un tel autre qu’il a fait preuve d’une attitude pragmatique. Dans ce sens, le mot "pragmatique" est en général compris comme signifiant sens "pratique" ou " réaliste", c’est-à-dire qui n’est pas adepte des grandes théories improductives, oiseuses, etc.

    Selon l’étude de C. Morris sur l’appréhension de toute langue, cette acception adjective du terme "pragmatique" se situe dans le même paradigme que les mots "sémantique" et "syntaxique", toute étude de langue (naturelle ou formelle) comportant un composant sémantique, un composant syntaxique et un composant pragmatique. Si la syntaxe concerne les rapports des signes les uns aux autres ( les règles de combinaison des mots), que la sémantique intéresse leurs relations avec la réalité (le sens ou de signification), la pragmatique, elle, privilégie « les relations des signes avec leurs utilisateurs, leur emploi et leurs effets ». Les auteurs du Dictionnaire d’analyse du discours (p 454) précisent ainsi que : « De manière plus générale, quand on parle aujourd’hui de composant pragmatique ou quand on dit qu’un phénomène est soumis à des "facteurs pragmatiques", on désigne par là le composant qui traite des processus d’interprétation des énoncés en contexte : qu’il s’agisse de la référence des embrayeurs ou des déterminants du nom, qu’il s’agisse de la force illocutoire de l’énoncé, de sa prise en charge par le locuteur (l’énoncé peut être ironique, par exemple) des implicites qu’il libère, des connecteurs, etc. ».

    Cette précision assure l’articulation avec ce qui nous occupe à savoir la pragmatique. Employé comme nom, il faut observer que le mot est assez productif bien qu’il n’ait pas une valeur stable et univoque, dans la mesure où il permet de désigner, selon Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (Dictionnaire d’analyse du discours, p 454-457) tour à tour une sous discipline de la linguistique ; un certain courant d’étude du discours, ou une  certaine conception du langage.

    II -2 Histoire succincte de la Pragmatique

                Du point de vue étymologique, le terme pragmatique vient du grec "pragma" qui signifie action. Cependant, sans entrer dans les détails historiques et étymologiques, on peut retenir que le terme pragmatique ressortit originellement au domaine de la philosophie, en particulier la philosophie du langage. En effet, tous les spécialistes qui s’intéressent à son histoire évoquent invariablement ses rapports étroits avec la philosophie anglo-saxonne. Selon Dominique Maingueneau (1997: V) « La pragmatique […] a pour contexte culturel privilégié la philosophie anglo-saxonne. Issue des réflexions de philosophes et de logiciens, elle n’est en rien l’apanage des linguistes et ouvre tout autant sur la sociologie ou la psychologie ». Le terme a ensuite intégré le domaine de la linguistique grâce à des auteurs dont le plus représentatif est sans aucun doute l’Anglais John Austin. Dans on ouvrage How to do things with words (1962) traduit de l’anglais en 1970 sous le titre de Quand dire, c’est faire, John Langshaw Austin a théorisé le premier l’interaction verbale en décrivant comment « le langage configure également notre relation à autrui, en quoi l’usage de la parole est aussi une modalité de l’agir ». Plus simplement, cela signifie que c’est Austin qui, le premier a formalisé la manière dont, par le langage, les hommes agissent les uns sur les autres, s’influencent mutuellement et donc comment, de la sorte, parler devient un acte que l’on pose.

    Depuis les travaux de Austin, la langue n’est plus simplement confinée dans sa fonction instrumentale comme c’était le cas jusque-là avec la conception descriptiviste de la linguistique structurale en particulier. Avec Austin, la langue acquiert un statut de modalité ou de moyen d’action. Le langage ou le discours est un "acte" que l’on pose, car parler c’est agir d’où la notion des actes de langage ou de parole. Georges-Elia Sarfati (2002 : 22) note dans cette optique : « En développant une conception opérationnelle de l’usage linguistique, Austin dépasse la philosophie de la représentation en suggérant que le langage est également vecteur d’action ».

    Paul Grice a poursuivi le travail de Austin en particulier sur la problématique de l’implicite, un des objets fondamentaux qui intéressent les théories de l’énonciation en général et celles du discours en particulier. Que recouvre le terme de " implicite" ?  Dans la vie au quotidien, la langue constitue le moyen privilégié des relations humaines (interhumaines ou sociales). Dans bien des circonstances de communication, les hommes parlent et se parlent de manière directe, explicite. Supposons ce dialogue entre des personnes (locuteur1= L1 et locuteur 2 = L2) qui se connaissent et se rencontrent :

    - Bonjour Océane, mais où vas-tu ainsi l’air pressée ? 

    - Au campus ; au revoir !

    On admet d’ordinaire qu’un échange comme celui qui précède ne dissimule rien et que tout y est dit de manière explicite, les informations données n’ayant pas besoin d’un quelconque effort pour être comprises. Mais la réalité des rapports sociaux n’est pas toujours aussi explicite, les échanges communicatifs faisant souvent appel à des non-dits qu’il faut interpréter. Certains de ces non-dits sont inscrits dans la langue elle-même (on les appelle les présupposés), d’autres en revanche dépendent de la situation de communication ou du contexte (ce sont les sous-entendus). En voici quelques exemples :

    1-      Sadia s’est passé de son fauteuil roulant (=Sadia n’utilise plus de fauteuil roulant / Sadia utilisait un fauteuil roulant avant)

    2-      Kouadio ne boit plus (=Kouadio a cessé de boire / Kouadio buvait avant)

    3-      Pamela est divorcée depuis peu (=Pamela n’est plus mariée / Pamela était mariée jusqu’à une date récente)

    4-      L’effort fait les forts (= si on ne fournit pas d’effort, si on est paresseux on n’a aucune chance d’être fort, on n’obtient aucun résultat)

    5-      Si tu travailles bien, tu auras un cadeau (= Si tu ne travailles pas bien tu n’auras pas de cadeau)

    6-      Tu me répondras si je m’adresse à toi (=Si je m’adresse à quelqu’un d’autre, tu te tais).

    Les trois premiers énoncés relèvent de ce qu’on appelle les présupposés tandis que les trois derniers appartiennent au domaine des sous-entendus, tous deux faisant partie de l’implicite. Sur cette base et à ce stade, on peut définir l’implicite comme tout ce qu’un locuteur laisse entendre et qui comprend la catégorie des sous-entendus et des présupposés. Quelles sont donc les caractéristiques des deux composantes de l’implicite ?

    II-2-1- Présupposés et Sous-entendus : présentation succincte

    Comme cela a été dit précédemment, l’expérience des relations sociales montre qu’ en matière de communication au moyen du langage, les messages peuvent être transmis avec la plus grande clarté possible ou de manière directe qui ne laisse pas de place à l’interprétation, au doute susceptible de conduire à des "erreurs" de compréhension. Toutefois, il est très fréquent que les messages délivrés comportent quelque "zone d’ombre" du fait de l’énonciation même ou des mots utilisés. Dans ces conditions, l’interlocuteur aura besoin de faire un certain effort de décodage ou de faire appel au système épistémique (croyances et connaissances, etc.) partagé avec le locuteur. En effet, pour diverses raisons, la communication interhumaine n’est pas toujours claire comme de l’eau de roche ; bien au contraire, tout n’étant pas toujours dicible en toute transparence, on peut être amené à suggérer les choses, à les dire sans paraître les avoir dites, c’est-à-dire transmettre un message indirect alors même que l’objet principal de la communication est, lui, saisi du premier coup, sans aucune difficulté. Parfois même, cette information en arrière plan qui paraît a priori secondaire peut être la véritable information que l’on cherche à passer. Autrement dit, l’expérience de la communication atteste que l’on peut dire sans vraiment dire, qu’on peut " sous-entendre". Sous-entendre quelque chose en parlant c’est le dire indirectement, de manière voilée ; on dit aussi dans ce sens "insinuer" quelque chose. Considéré de ce point de vue, le sous-entendu est généralement assez bien connu des usagers d’une langue,  que ce soit comme notion ou comme pratique langagière. Cela n’est pas toujours le cas de la présupposition. 

    II-2-1-1 A propos des contenus présupposés

    D’un point de vue morphologique, le terme "présupposé" est comparable à  d’autres comme préposition, prédéterminé, précuire, prédisposition, etc. où le préfixe "pré" est associé à un autre mot. Il s’agit respectivement de position, déterminé, cuire et disposition. Le préfixe permet ainsi d’assigner au mot l’idée d’un état, d’une action antérieure ou simplement de ce qui est "avant".  Pour les besoins de la description, considérons que  le terme "Présupposé" se compose de pré- et –posé et revenons aux exemples précédents :

    1-Sadia s’est passé de son fauteuil roulant (= Sadia n’utilise plus de fauteuil roulant /Sadia utilisait un fauteuil roulant avant)

    2-Kouadio ne boit plus (=Kouadio a cessé de boire / Kouadio buvait avant)

    3-Pamela est divorcée depuis peu (=Pamela n’est plus mariée / Pamela était mariée jusqu’à une date récente)

    Le sens immédiat de l’énoncé (1) est « Sadia n’utilise plus de fauteuil  roulant» ; c’est l’information principale objet de la communication. Pour cette raison même, elle correspond à ce qu’on appelle le posé du contenu de l’énoncé en tant que message de premier plan délivré par le locuteur et instantanément saisi comme tel.  C’est pourquoi, dit Ducrot (1984 : 20), « le posé est ce que j’affirme en tant que locuteur » ; il soutient encore que « le posé se présente comme simultané à l’acte de communication, comme apparaissant pour la première fois, dans l’acte de communication, au moment de cet acte ».

    Mais énoncer « Sadia n’utilise plus de fauteuil roulant » c’est dire que, auparavant, il en était autrement et c’est à cet aspect "antérieur" de plus ou moins fraîche date que correspond le sens « Sadia utilisait un fauteuil roulant auparavant ». Or ce sens n’est pas directement formulé par l’énoncé mais vient d’une opération de déduction que l’on nomme inférence. En effet, « Sadia utilisait un fauteuil roulant avant » est inféré de « Sadia s’est passé de son fauteuil roulant » à partir de la connaissance que l’interlocuteur a du code utilisé, c’est-à-dire ici le français. Grâce à cette connaissance, il sait que « ne plus faire une chose » est non seulement l’annonce de la cessation de cette chose mais aussi l’aveu de ce que justement on faisait cette chose par le passé. Ce deuxième sens "caché" et pourtant bien présent en arrière plan, donc non visible parce que non offert sous forme de signes à lire, c’est ce qu’on appelle le présupposé. Il est présupposé, mieux préposé, c’est-à-dire posé avant parce que, en toute logique, on ne peut mettre fin qu’à quelque chose qu’on a déjà commencé à faire et que l’on continuait probablement de faire. Ducrot (1984 : 29-21) observe dans ce sens que « le présupposé est […] commun aux deux personnages du dialogue, comme l’objet d’une complicité fondamentale qui lie entre eux les participants à l’acte de communication » et qui « essaie toujours de se situer dans un passé de la connaissance, éventuellement fictif, auquel le locuteur fait semblant de se référer ». Ainsi dans « Sadia s’est passé de son fauteuil roulant », on ne peut inférer le sens « Sadia n’utilise plus de fauteuil roulant » sans passer par la reconnaissance préalable de ce que naguère Sadia se servait de fauteuil roulant. Il en va de même pour les énoncés (2) Kouadio ne boit plus et (3) Pamela est divorcée depuis peu : Kouadio ne boit plus signifie « Kouadio a cessé de boire », ce qui est une reconnaissance de ce que Kouadio buvait avant. Quant à (3), il signifie « Pamela n’est plus mariée », ce qui veut dire implicitement que Pamela était mariée auparavant.

    Ces exemples montrent bien une des caractéristiques fondamentales du contenu présupposé ou du présupposé : son affiliation consubstantielle à l’énoncé lui-même et c’est bien ce qui valide la procédure d’inférence en l’activant. L’inférence s’appuie en effet sur les mots mêmes de l’énoncé pour en "extraire" le sens dissimulé. C’est pourquoi Ducrot (1984 : 25) affirme « la détection des présupposés n’est pas liée à une réflexion individuelle des sujets parlants, mais […] elle est inscrite dans la langue ». En effet, le présupposé étant « attaché à l’énoncé lui-même » ainsi qu’ « aux phénomènes syntaxiques les plus généraux », il relève intrinsèquement de la langue (le "composant linguistique"). La présupposition est donc « partie intégrante du sens des énoncés » (1984 :44)

    La deuxième caractéristique des présupposés est qu’ils peuvent subir avec succès le test de négation et d’interrogation par la préservation ou conservation de leur contenu asserté. Pour l’énoncé (1) ce contenu est le fait que Sadia utilisait un fauteuil roulant avant. Selon Ducrot, « les présupposés d’une assertion sont conservés lorsque cette assertion est transformée en négation ou en interrogation ». Ainsi, que ce soit :

    Sadia utilise-t-elle toujours / encore le fauteuil roulant ?

    Sadia n’utilise plus le fauteuil roulant.

    Ce qui est permanent et qui constitue comme un déterminant sémique fixe c’est que Sadia utilisait un fauteuil roulant dans un passé récent.

    Comme on le voit, l’analyse pour arriver à tirer toute la conséquence sémantique des énoncés ci-dessus s’appuie toujours sur certaines unités linguistiques de l’énoncé qu’elle exploite. Dans (1) par exemple,  l’unité sur laquelle s’appuie le travail d’assignation de sens est la suite " n’utilise plus" ; dans l’énoncé (2), c’est "a cessé", et dans (3) "n’est plus". A partir de ce constat, Kerbrat-Orecchioni (1986 : 13) dit ainsi, à propos des « supports linguistiques des contenus implicites » que « toute unité de contenu susceptible d’être décodée possède nécessairement dans l’énoncé un support linguistique quelconque ». Et à la page suivante, l’auteur précise : « Toute unité de contenu, explicite ou implicite, possède un ancrage textuel ou indirect, donc en dernière instance certains supports signifiants sur lesquels repose prioritairement son émergence ».

    Pour résumer, il faut noter que le posé d’un énoncé est le contenu du message délivré en principale intention de communication ; c’est l’information donnée prioritairement à l’interlocuteur. Le présupposé, lui, est le contenu second ou dérivé de l’information principale suivant une procédure de déduction liée aux mots et leur syntaxe, c’est-à-dire à la langue elle-même. Qu’en est-il du contenu sous-entendu ?

    II-2-1-2 A propos des contenus sous-entendus

    Retournons aux énoncés déjà proposés :

    3-L’effort fait les forts (= si on ne fournit pas d’effort, si on est paresseux on n’a aucune chance d’être fort, on n’obtient aucun résultat)

    4-Si tu travailles bien, tu auras un cadeau (= Si tu ne travailles pas bien tu n’auras pas de cadeau)

    5-Tu me répondras si je m’adresse à toi (=Si je m’adresse à quelqu’un d’autre, tu te tais).

    Les significations (entre parenthèse) assignées à ces énoncés sont le résultat d’une forme de raisonnement qu’induit l’interlocuteur en prenant à rebours (à l’opposé) les énoncés donnés. Prenons l’exemple (3). L’interprétation selon laquelle « L’effort fait les forts » signifie "Si on est paresseux on n’obtient aucun résultat" ne provient pas, comme dans le cas des présupposés d’un travail de déduction liée à la langue et qui, pour cette raison même est peu discutable. Si elle prend appui sur un sens st


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